Cet article est adapté d’un extrait de ma thèse de doctorat (2015, p. 32-35) et paru en anglais dans Game Studies (2018). |
Les définitions formelles de la stratégie s’inspirent a priori d’une conception iconique de la stratégie mais l’adaptent à la jouabilité. Par exemple, Katie Salen et Eric Zimmerman font une distinction formelle entre stratégie et tactique, basée sur l’échelle impliquée par chacune des décisions du joueur — sans toutefois que leur exemple soit tiré d’un jeu à thématique guerrière.
Qu’est-ce qu’une définition formelle de la stratégie?
Une définition formelle de la stratégie est une définition qui la cherche dans une forme d’interaction avec l’objet, liée à une division en niveaux inspirée d’une définition iconique; elle tente d’isoler la stratégie en comparant le jeu à une situation réelle par analogie. C’est le jeu de société Go qu’ils utilisent comme exemple :
Les tactiques de Go se réfèrent aux combats difficiles pour des secteurs individuels du plateau, alors que les pièces individuelles ou de petits groupes s’étendent sur le territoire, se confrontant entre elles en conflit et capture. La stratégie du jeu est le plus grand ensemble, la forme du plateau qui déterminera le vainqueur au final. L’élégance du design de Go repose sur sa capacité à relier sans efforts le micro et le macro pour que chaque joueur le fasse fonctionner sur les deux niveaux (Salen et Zimmerman 2004, p. 61, je traduis).
Ici, tactique et stratégie équivalent à l’impact d’une décision sur l’échelle micro — la portée sur le résultat du jeu est courte — de l’impact sur l’échelle macro — une décision à plus longue portée. Autrement dit, pour Salen et Zimmerman, la tactique est une décision qui a un impact à court terme, alors que la stratégie est une décision ayant un impact sur l’ensemble de la partie. Si Total War distingue stratégie et tactique en fonction de la représentation de la guerre qui y est inscrite, stratégie et tactique sont définies formellement de la même manière — la première, une action à l’échelle de la partie, la seconde, une action à échelle réduite —, sans que le contexte diégétique ne soit nécessairement celui de la guerre. La stratégie est en ce sens l’échelle macro du jeu, non pas par analogie formelle avec la guerre, mais bien par la signification que chaque action porte dans le système d’une manière générale.
Stratégie, tactique, micro-tactique?
À cette distinction entre stratégie et tactique, Gordon Calleja ajoute un niveau additionnel pour parler des décisions impromptues qui sont prises en direct lors d’une séance de jeu : la micro-tactique (2011, p. 157-159). Ainsi, choisir d’augmenter uniquement la magie de son personnage à chaque niveau dans Diablo (Blizzard North, 1996) serait une stratégie, choisir de constamment rester à distance des ennemis et de les assaillir de décharges de feu serait une tactique, alors qu’improviser une utilisation d’un mur de feu contre un ennemi qui nous force à reculer dans un cul-de-sac serait une micro-tactique.
Le point commun: l’échelle d’une action
Ce type de définition de la stratégie implique qu’on puisse facilement faire la distinction formelle entre deux échelles. Son utilité est de toute évidence limitée, car l’échelle d’un jeu spécifique n’a souvent rien à voir avec l’échelle d’un autre jeu à moins d’être joués d’une manière extrêmement semblable — ce qui, notons-le, peut être le cas au sein d’un même genre. En quoi, par exemple, choisir de développer des technologies militaires dans Sid Meier’s Civilization II (MicroProse, 1996) a-t-il plus à voir avec la stratégie de se spécialiser dans le Pickpocket dans The Elder Scrolls V: Skyrim (Bethesda Game Studios, 2011) qu’avec la tactique d’un sort de glace contre un ennemi spécifique dans Final Fantasy V (Square, 1992)? Les expériences de chacun de ces jeux sont à ce point différentes qu’une décision à long terme dans un cas n’a pas nécessairement de lien avec une décision à long terme dans un autre. Le long terme, par exemple, d’une partie de Dota 2 (Valve Corporation, 2013) peut équivaloir à 45 minutes alors que celui d’un Final Fantasy à 45 heures. Ce dernier n’en sera pourtant que rarement considéré comme plus stratégique que le premier.

Comparer la série Total War à la série Civilization est révélateur. Le choix de déplacer une armée à un emplacement spécifique dans Civilization serait une tactique, parce qu’il n’y a pas de décision à plus courte échelle, mais à quelle échelle se situerait cette même action dans Empire: Total War (Creative Assembly, 2009), qui propose des déplacements d’armées similaires à Civilization? Du point de vue général de la partie, tout déplacement d’une armée y est au contraire inscrit dans l’échelle macro, puisqu’on a choisi de permettre aux joueurs de contrôler chaque escarmouche individuellement — l’échelle micro. Visiblement, l’idée de micro et macro est fonctionnelle pour décrire les dimensions stratégiques d’un seul jeu, sans toutefois faire partie d’un vocabulaire commun à différents jeux pourtant très semblables.

Micro-gestion et macro-gestion
Les notions de micro-gestion et de macro-gestion dans les STR sont souvent abrégées en « micro » et « macro ». Leurs implications sont relativement semblables à leur emploi ici, quoiqu’il y ait un certain nombre de nuances qui peuvent être appréciables. La micro est liée à tout ce qui concerne le contrôle des unités, alors que la macro concerne principalement la chaîne de production de nouvelles unités (Dor 2010, p. 46-48). Décider volontairement, par exemple, de contrôler ses unités à un moment plutôt qu’un autre est une décision qui a tout de même une implication à long terme. Notons que, contrairement aux définitions de Salen et Zimmerman et à celle de Gordon Calleja qui suit, la micro et la macro s’appliquent à des conventions de jouabilité très précises à un STR classique et non pas à l’ensemble des jeux vidéo.
À l’échelle d’un jeu
Le terme de stratégie, dans ce type de définition, ne décrit pas spécifiquement l’expérience du joueur; c’est plutôt une manière de décrire différentes composantes formelles d’un jeu. Suivant ces définitions formelles, il importe peu que les actions qu’on fasse d’un jeu à l’autre soient semblables pour qu’elles se qualifient comme stratégiques ou tactiques — tout dépend du rôle qu’elles jouent dans la dynamique d’un seul jeu, comme Go ou Empire: Total War. Montrer l’articulation entre différents niveaux du jeu dans Diablo ou dans Skyrim est très pertinent, mais n’a a priori rien à voir avec les choix qu’on entreprend dans Civilization II ou dans Command & Conquer (Westwood Studios, 1995).
C’est là où il faudra penser à une autre manière de définir ce qu’est la stratégie: une définition expérientielle.
Références
- Calleja, Gordon. 2011. In-game : from immersion to incorporation. Cambridge, MA: MIT Press.
- Dor, Simon. 2015. « Repenser l’histoire de la jouabilité. L’émergence du jeu de stratégie en temps réel ». PhD Thesis, Montréal: Université de Montréal. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/13964.
- Dor, Simon. 2018. « Strategy in Games or Strategy Games: Dictionary and Encyclopaedic Definitions for Game Studies ». Game Studies 18 (1). http://gamestudies.org/1801/articles/simon_dor.
- Salen, Katie, et Eric Zimmerman. 2004. Rules of Play: Game Design Fundamentals. Cambridge: MIT Press.