Bouchées doubles – Apartheid

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01. J’annonce la couleur
02. Contraste
03. Tous les chemins mènent au cimetière
04. Viens
05. Négatif
06. Nuit Blanche
07. En ton nom
08. Fier (feat. Végéta (D.B.Z.))
09. Compagnons de céllule
10. À t’entendre
11. Jeu de dames
12. Força
13. Lire entre les lignes (feat. Médine)
14. Apartheid


Suprématie du sujet

L’album Apartheid du groupe Bouchées doubles pourrait se positionner à l’antipode précis du formalisme. En effet, l’accent n’est aucunement placé sur l’aspect formel, mais plutôt sur le discours, le sujet. Voilà pourquoi j’ai repris le titre d’un article de Jean-Luc Godard, qui, à propos d’un film d’Hitchcock, affirmait que le sujet était « la raison même de la mise en scène (1) ». L’expression « suprématie du sujet » s’applique sous deux de ses sens : en effet, la forme et le fond sont constamment reliés entre eux, et, dans ce cas-ci, il y a un sujet qui prend la suprématie sur les autres.

Sur Apartheid, le sujet primé et presque exclusif est les rapports interraciaux où les deux rappeurs (l’un Blanc et l’autre Noir) vivent, notamment sur les différences entre eux, qui deviennent des ressemblances lorsqu’on les met en lien les unes et les autres. Il est certain qu’il y a « redondance », mais on peut dire qu’ils vont jusqu’au bout de leur sujet, amenant plusieurs opinions, et de plusieurs manières.

Le sujet est parfois difficilement concevable dans la réalité du Québec : si on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de racisme ici (car il y en a), celui-ci n’est pas du même ordre. Il est rare ici que des gens traitent de « traître » un Blanc qui passe son temps avec des gens d’une autre ethnie. C’est de ce fait un témoignage frappant sur cette réalité en France, et particulièrement intense par l’importance que le duo y accorde.

Le fait que le sujet prime sur la forme entraîne, d’une façon étrange mais tout à fait logique, une exploration de nouvelles formes. Lorsque la complexité traditionnelle de la rime ne devient plus une contrainte, et qu’on essaie plutôt de traiter le plus efficacement possible d’un sujet, c’est là que l’expérimentation devient intéressante. De cette façon, une grande partie d’une track (« Négatif ») réutilise presque abusivement la ligne « c’est un Noir qui l’a crée » suite à la description de diverses inventions et accomplissements, amenant à faire constater qu’on ne peut se passer d’aucune groupe dans la société. Dans une autre optique, ils parlent de la fierté des jeunes des ghettos dans une track où une voix (Végéta de D.B.Z.) leur demande pourquoi ils sont fiers d’être ce qu’ils sont. Le sujet ne prime pas au sens où la forme est mise de côté, mais au sens où cette dernière ne sert que le sujet.

Ils ne se concentrent pas uniquement sur le même sujet, parlant aussi par exemple de l’authenticité, mais ils parlent toujours de leur réalité, franche, vraie, sans détour, sans artifice. Les deux voix se concordent à merveille, différentes, par le fait, par exemple, que l’une est plus rauque et semblable à celle de Mic Fury, en moins intense. Les instrumentaux ne sont par contre pas marquants : tout comme le reste, tout est centré sur le discours lui-même; on dirait que le travail n’a simplement pas été mis ici. Ils sont là, suffisants pour livrer les émotions nécessaires, mais aucun ne prend le dessus sur la parole. Bouchées double est donc un groupe qui met l’importance sur ce qui est dit plutôt que sur un maniérisme trop commun dans le rap à l’heure actuelle. Par contre, les comparant aux autres, ils perdent du terrain au niveau strictement musical; ils valent par contre le détour, et ont su, avec Apartheid, montrer ce qu’ils sont réellement, sans passer par les filtres d’une forme préfabriquée.


1. Hans Lucas [Jean-Luc Godard], « Suprématie du sujet », Cahiers du cinéma , Paris, de l’étoile, no 10, mars 1952, p.59-61.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


En libre accès en format numérique ou disponible à l’achat en format papier.


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