Les procédés de transformation de genre dans Dr. Strangelove de Stanley Kubrick

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Voici donc un texte que j’ai écrit pour le cours Les genres et le cinéma (CIN1109) à l’Université de Montréal, qui se donnait par Guillaume Campeau-Dupras en automne 2005. Je dirais que ce texte fait partie des premiers qui m’ont amené à concevoir différemment la manière dont un travail universitaire doit se faire; il s’approche de plus en plus des travaux que je fais depuis 1 ans, dans la méthode que j’ai utilisé et la rigueur. Le film m’a particulièrement intéressé par ailleurs: je vous le recommande personnellement.


Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb de Stanley Kubrick nous montre une facette de film de guerre, de film politique, et de suspense, même si on peut considérer facilement qu’il contient un genre comique « au second degré ».  Il sait établir l’ambiance de guerre, mais la transforme en utilisant des procédés comiques, particulièrement ceux relatifs à la satire.  Il s’agira alors de considérer cette transformation générique et de réfléchir sur l’effet que cela crée sur le message idéologique derrière le film; on pourra donc se questionner sur l’utilité d’un genre et sa plus ou moins grande définition de ce que le film est.

Les éléments descriptifs du genre

Si on s’en tient à une définition pure et simple de la notion de genre au cinéma, on pourrait qualifier Dr. Strangelove de film de guerre, de suspense ou de thriller.  Commençons par trouver des définitions du genre, et essayons de définir dans quel genre nous pourrions classer ce film, et surtout, quels éléments nous font croire à cette association générique.

Il y a plusieurs façons de définir un genre; on retient qu’il est composé de certains éléments, pouvant former une liste plus ou moins exhaustive, qui composent un groupe de films qui n’y sont théoriquement pas prédéfinis comme tels.  En référence à Metz, Jean-Paul Simon explique que « le genre (une classe de film) se constitue comme un jeu de références et d’oppositions[1]. » C’est la totalité des choix, à travers des codes, qui est considéré « comme formant un vaste texte unique et continu[2]. »  Autrement dit, c’est l’addition de paradigmes de plusieurs codes, créant une certaine unité, mais, au lieu de la considérer dans l’optique d’un seul film, il s’agit de l’analyser et de l’appliquer à l’échelle d’un groupe de film, pour créer des liens entre eux; l’attribution d’un genre « porte sur l’ensemble et se remarque directement[3]  ». Raphaëlle Moine, de son côté, établit que définir le genre est, entre autres, de faire « une analyse des structures et de la sémantique du genre, ainsi que de son histoire[4] »; il faut donc considérer des aspects formels et des aspects contextuels.

Suivant ces définitions, on pourrait entrer, d’une manière pure et appliquée, Dr. Strangelove dans la catégorie des films de guerre ou de suspense.  En effet, on met en scène une situation de guerre : des avions, une base militaire, des conflits armés, une politique conflictuelle et tendue, etc.  Le tout est traité de façon somme toute très sérieuse; au fond, on nous fait entrer dans un univers guerrier qui nous est familier si l’on connaît les codes du genre, ou simplement si l’on a déjà vu des films s’y apparentant.  Certains éléments formels viennent renforcer ce genre, par exemple, les plans en caméra épaule pris de l’extérieur de la base militaire ou la musique nationaliste extradiégétique omniprésente dans le bombardier.

La structure n’y trahit d’ailleurs pas les bases traditionnelles : un suspense vis-à-vis de la solution à adopter, qui nous donne parfois des espoirs, parfois une pensée très pessimiste.  Le récit se permet de jouer avec l’effet sur le spectateur, par un montage qui juxtapose les solutions au problème avec la faille qui permettra ou non de le régler.  Par exemple, le président qui donne la cible principale du bombardier tout de suite avant que l’on sache que ce dernier attaquera ailleurs crée une situation de surprises modifiant les attentes du spectateur envers ce qui se passe.  On est avide de savoir ce qui se passera, quelle sera la conclusion à cette crise, en suivant la démarche des personnages, comme par exemple, en se demandant comment Mandrake réussira à trouver le code de rappel des bombardiers.

Que nous qualifions Dr. Strangelove de thriller, de suspense ou de film de guerre, il est difficile de juger que nous sommes sur la bonne voie.  On ne peut s’attarder qu’à ces éléments pour définir le genre du film.  Quiconque l’a vu ne peut se pencher si rapidement à ces conclusions, considérant notamment l’importance qu’y tient le comique.  C’est là qu’il y a une distinction importante à faire; et que l’intervention de Moine prend tout son sens.  Il faudra aussi retenir que les éléments du genre de guerre décrit plus haut sont nécessaires à l’établissement du genre comique.

Les éléments formels « au second degré »

En se basant toujours sur les définitions génériques, on peut comprendre que certains genres, particulièrement les genres « dans la représentation » et non ceux « de la représentation[5] », contredisent nécessairement d’autres genres.  Ceux-ci sont définis par leur façon de représenter plutôt que ce qu’ils représentent; Jean-Paul Simon considère le film comique comme faisant partie de cette catégorie.  Il s’agira d’analyser les éléments comiques et de définir un genre potentiel de Dr. Strangelove, pour ensuite voir comment ce genre aide à comprendre le film.

On pourrait associer certains éléments comme faisant partie de la satire, et certains tendent à nous faire croire à une parodie.  Il sera nécessaire de faire la distinction entre les deux genres, pour comprendre que le film est une satire.  Même si certains éléments concrets appartiennent au film de guerre, comme mentionné plus haut, il serait déplacé de le qualifier de parodie de ce genre.  Par définition, la parodie ridiculise une forme d’art en utilisant cette même forme; la satire ridiculise un concept en soi, sans nécessairement qu’elle soit un pastiche.  Mais, une satire peut utiliser la parodie comme procédé.  Cette dernière, de son côté, nécessite des contraintes « qui sont liées au genre[6] ». On pourrait définir la parodie comme un genre au second degré parce qu’elle utilise le genre pour se définir elle-même. C’est aussi le cas de Dr. Strangelove, qui utilise tout autant l’hyperbole que le ferait une parodie; seulement, malgré ses références et pastiches du genre, le film n’en exagère pas les éléments.  Même s’il utilise des éléments appartenant au film de guerre, ce qui est ridiculisé ici, ce ne sont pas ces films; Dr. Strangelove met en scène, exagère et ridiculise la réalité.

Le but n’est plus seulement de faire rire; la satire vise des individus – personnellement, ou de façon générale – et a comme objectif de les faire « souffrir[7] », en utilisant l’humour.  Le comique des uns est le malheur des autres.  C’est par cette description que l’on considère la satire comme un genre dénonciateur, ou un genre fondamentalement idéologique.  Nous reviendrons plus loin sur cet aspect.

Les éléments satiriques de Dr. Strangelove sont facilement décelables : par exemple, mettre que les codes top secrets sont facilement repérables dans un manuel; ou encore, voir les personnages qui se parlent par radio alors qu’ils sont l’un à côté de l’autre.  Les situations sont tellement exagérées qu’elles deviennent totalement ridicules.  En effet, on a de la difficulté à prendre au sérieux le président des États-Unis qui demande aux Soviétiques de tirer sur ses avions[8]; les personnages sont tout aussi absurdes, évoquant des théories sur des complots communistes visant à rendre impurs les fluides corporels.  Il en va de même de répliques ironiques, comme par exemple, le président qui dit au camarade soviétique qu’il est « inutile de s’énerver dans un moment pareil », alors que la vie sera peut-être bientôt détruite.  Le burlesque de plusieurs personnages, notons Dr. Strangelove et Ripper lorsqu’il tire par les fenêtres sans jamais prendre une balle, rappelle des films comiques précédents et renforce ainsi la satire par le rire dans un film de guerre.  Les exemples d’éléments satiriques pleuvent tout au long du film.

Les objectifs du film

Les définitions génériques exposées plus haut, juxtaposées à la démonstration des éléments satiriques dans Dr. Strangelove, doivent nous faire rendre compte d’une pragmatique différente des concepts théoriques.  En effet, le genre nous laisse des pistes par rapport à « la fabrication et à l’interprétation [du film], mais sans les déterminer entièrement[9] ». En ce sens, le film de Kubrick, qu’il soit film de guerre ou satire, ne se définit pas nécessairement par son genre, mais par une volonté idéologique que les concepts génériques ont aidé à mettre à jour.  La satire est donc un outil pour une énonciation.

La fausse réalité exagérée nous fait douter de la vraie réalité.  Puisque rien ne contredit notre perception réaliste comme telle, il pourrait être vraisemblable que certains éléments du film soient vrais. Kernan définit, dans « A Theory Of Satire », une description de ce qu’une satire littéraire peut avoir comme but[10] : le satiriste veut nous faire croire que ce qu’il écrit est la pure réalité.  Il décrit que certaines satires ont été l’objet de discussions à savoir si elles étaient vraiment descriptives de la réalité; elle a fait douter souvent de la position qu’adoptait l’auteur dans son œuvre.  À noter que Kernan affirme que la satire peut parodier des genres préexistants, notamment ceux qui se veulent des reflets de la réalité.  Le principe comme tel est celui de se poser des questions sur le réel, par une fiction qui lui est parfois horriblement très proche.

C’est sans doute une raison pourquoi les « divergences d’opinions sont extrêmes[11] » à propos des films de Kubrick; si l’on doute de ce qu’il veut faire passer comme message, on ne peut pas réellement comprendre les procédés en marche derrière la fiction, et derrière le genre.  Par contre, il est tout de même difficile de ne pas voir la satire de ce film.  On peut comprendre plus facilement ce qui a motivé Kubrick en sachant que le film était destiné initialement à être sérieux, tout comme l’est le livre de Peter Georges, Red Alert, dont le film est l’adaptation[12]. C’est là que les théories de la satire se confirment : à quelques reprises, le film dépasse « certaines limites », ce qui vient « transformer le rire en angoisse[13] »; on comprend le lien très fort entre l’absurde et la réalité.  Le but expliqué plus tôt de la satire se confirme efficacement dans Dr. Strangelove, par plusieurs exemples.

L’introduction de Dr. Strangelove lui-même, membre important du Conseil de la défense ayant fait partie du régime nazi en Allemagne qui tente en vain de réprimer son « seig heil », fait rire d’abord par sa gestuelle et par sa voix. Mais, il fait tout aussi rire lorsqu’on pense qu’il est vrai que les États-Unis ont récupéré les ex-collaborateurs nazis; tout comme il peut être un personnage angoissant pour un contemporain du film qui sait que les théories élaborées par ce docteur peuvent très bien avoir été l’objet de discussions au gouvernement américain.  L’explication du plan R, tout à fait crédible et possible au moment de la réalisation du film, critique le combat sans limite contre le communisme, en nous montrant jusqu’où il pourrait aller; idem du côté soviétique par l’établissement de la « machine à fin du monde » et par l’ambassadeur d’URSS qui prend des photos des schémas de guerre.

L’idéologie de Kubrick est aussi montrée par l’infantilisation des protagonistes; en effet, on montre plusieurs personnages comme étant des enfants, qui se chamaillent pour des choses totalement absurdes et qui voient une menace communiste post-apocalyptique.  Cet aspect permet d’établir fortement la satire des personnages politiques, et nous aide à comprendre comment la satire prend nécessairement position.  D’un autre côté, certains théoriciens y ont vu une allégorie sexuelle[14], par plusieurs exemples: Major Kong lit Playboy lorsqu’on le voit pour la première fois, le colonel « Bat » Guano prend Mandrake pour un travestit, ou encore, l’expression des fantasmes des hommes autour du président qui veulent éliminer la monogamie pour se reproduire plus rapidement après la fin du monde.  Ces exemples d’éléments comiques, que nous n’expliciterons pas davantage, permettent de voir le film Dr. Strangelove non seulement comme une satire, mais aussi comme un film qui va plus loin; un film qui prend position par le biais, entre autres, de la satire.

Conclusion

C’est en comprenant le concept comique que l’on peut voir une méthode d’expression filmique en pratique dans Dr. Strangelove; le genre n’est plus une fin, mais un moyen.  On comprend aussi la relation entre la forme, le genre dans ce cas-ci, et le fond, la portée idéologique du film.  Le genre devient alors un simple outil, une façon parmi tant d’autres de faire passer un message, qui est d’ordre politique dans ce film de Kubrick.  Ainsi, comme Dr. Strangelove prenait position contre la guerre froide, le film de guerre se devait d’être utilisé comme outil; de la même façon, la satire lui permet de passer sa position de façon efficace.

On comprend alors que, pour plusieurs films, il n’est pas pertinent de les classer dans un genre précis; d’un autre côté, sans la notion préalable de genres, on ne pourrait pas précisément comprendre la méthode de Kubrick.  Le genre devient alors une référence potentielle, un outil à prendre, mais en même temps, il devient pastiché et utilisé à des fins externes, dans une optique plus grande que le genre lui-même.  C’est ce qui différencie un film qui se contente de suivre des codes préétablis d’un autre qui choisit d’utiliser ces codes afin de faire passer son message; ce dernier cas nous rassure davantage, car il nous rappelle que le genre peut être encore quelque chose d’utile au langage cinématographique.

Bibliographie

I. Ouvrages de références

Bouillaguet, Annick.  L’écriture imitative – pastiche, parodie, collage.  Paris, Éditions Nathan, 1996, 185 p.

Kagan, Norman. Le cinéma de Stanley Kubrick. Trad. de l’anglais par Rochat, Claude-Henri, Lausanne, Éd. l’Âge d’Homme, 1979, 261 p.

Kernan, Alvin P.  « A Theory Of Satire » (1959), in Satire, Modern Essays in Criticism, Ronald Paulson, (dir.), Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, 1971, 378 p.

Knox, Edmund George Valpy.  The Mechanism Of Satire.  1881.  Réédité à Cambridge (R.-U.), Presses universitaires, 1951, 31 p.

Metz, Christian.  Langage et cinéma. Paris, Larousse, 1971, 222 p.

Moine, Raphaëlle.  Les genres du cinéma.  Paris, Nathan, 2002, 192 p.

Nelson, Thomas Allen. Kubrick, Inside A Film Artist’s Maze. É.-U., Indiana University Press, 1982, 267 p.

Simon, Jean-Paul.  « Le film comique entre la « transgression » du genre et le « genre » de la transgression » in Le comique à l’écran, Françoise Puaux (dir.). Paris, Colret, 1997, p.80-85.

II. Articles de périodiques

Foix, Vicente Molina.  « Entretien avec Stanley Kubrick » in Cahiers du cinéma, no. 319 (janvier 1981), Paris, Éditions de l’Étoile, 67 p.

Filmographie

Kubrick, Stanley (réalisation). Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb. Royaume-Uni, 1964, 1 DVD noir et blanc, 93 min.


[1] Simon, Jean-Paul.  « Le film comique entre la « transgression » du genre et le « genre » de la transgression » in Le comique à l’écran, Françoise Puaux (dir.). Paris, Colret, 1997, p.80-81; en référence à Metz, Christian. Langage et cinéma. Paris, Larousse, 1971.

[2] Metz, Christian.  Op.cit., p.91.

[3] Ibid., p.96.

[4] Moine, Raphaëlle.  Les genres du cinéma.  Paris, Nathan, 2002, p.86.

[5] Concept exposé dans Simon, Jean-Paul.  Op.cit., p.81.

[6] Bouillaget, Annick.  L’écriture imitative – pastiche, parodie, collage.  Paris, Éditions Nathan, 1996, p.47.

[7] Concept évoqué dans Knox, Edmund George Valpy.  The Mechanism Of Satire.  1881.  Réédité à Cambridge (R.-U.), Presses universitaires, 1951, p.4.

[8] Exemple tiré de Kagan, Norman. Le cinéma de Stanley Kubrick, Lausanne, Éd. de l’Homme, 1979, p.126.

[9] Moine, Raphaëlle.  Op.cit., p.86; se référant à Neale, Steve, Genre and Hollywood, New York, Routledge, 2000, p.28.

[10] Kernan, Alvin P.  « A Theory Of Satire » (1959), in Satire, Modern Essays in Criticism (dir. Ronald Paulson), Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, 1971, p.250.

[11] Stanley Kubrick cité dans FOIX, Vicente Molina.  « Entretien avec Stanley Kubrick » in Cahiers du cinéma, no. 319 (janvier 1981), Paris, Éditions de l’Étoile, p.7.

[12] Décrit dans Kagan, N. Op.cit., p. 125-126, et Nelson, Thomas Allen. Kubrick, Inside A Film Artist’s Maze, É.-U., Indiana University Press, 1982, p.81-82.

[13] Simon, Jean-Paul.  Op.cit., p.81.

[14] Évoquée dans Macklin, Anthony.  « Sex and Dr.Strangelove », in Film Comment (Été 1965), p.55-57.  Les exemples sont tirés de Nelson, T.A., Op.cit., p.89-91.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


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