Intentionnalisme ou anti-intentionnalisme : de quoi parle-t-on?

L’une des questions où j’ai le plus pris position autour des réflexions de mon cours Introduction à la philosophie de l’art est la question de l’intention. À quel point est désirable la connaissance des intentions de l’auteur dans l’interprétation d’une œuvre d’art? Il y a deux questions qui sont nécessaires à remplir avant de pouvoir aller plus loin. D’abord, dans quelle optique utilise-t-on les intentions? Dans l’idée d’une interprétation? Dans l’idée d’un jugement? Ensuite, la question qui pousse le questionnement plus loin : qu’est-ce qu’une interprétation? Commençons par la première question, à propos d’un discours anti-intentionnaliste. Wimsatt et Beardsley, dans leur texte « L’illusion de l’intention », précisent qu’ils parlent de la prise en compte des intentions dans l’optique d’un jugement :

Nous soutenions que le dessein ou l’intention de l’auteur n’est ni disponible ni désirable comme norme pour juger du succès d’une œuvre d’art littéraire […]. (Wimsatt et Beardsley, 1988, p.223).

Leur argumentation soutient donc que, dans une critique littéraire, les intentions sont à éviter, pour plusieurs raisons qui seraient longues à expliquer (l’article de Wikipédia sur l’« intentional fallacy » peut en donner un aperçu). Je soutiens personnellement un point de vue semblable à Wimsatt et Beardsley, car je crois que les intentions d’un auteur ne sont par ailleurs pas nécessairement claires, voire elles ne sont pas du tout accessibles (même à lui-même). Il devient donc « fallacieux » de prétendre pouvoir en tenir compte dans une interprétation.

En allant vers le « Qu’est-ce qu’une interprétation? », je crois qu’on relativise le questionnement. C’est vers là que je veux tendre ici.

Une analyse formelle d’un film, par exemple, peut souvent se structurer de la sorte : mise en évidence de certains éléments du langage cinématographique structurés entre eux, puis proposition d’une interprétation de leurs rapports logiques, ou proposition d’une fonction. C’est d’une manière très semblable que Bordwell et Thompson parlent d’une analyse stylistique. Il reste qu’on peut se poser une question très simple : qu’est-ce qu’une interprétation? Qu’est-ce qu’une fonction? Pour plusieurs, trouver une interprétation à un film se résume à la phrase suivante : « Trouver un sens entre les éléments qui se rapproche le plus possible du sens visé par l’auteur. » Dans cette optique, bien sûr qu’il faut tenir compte des intentions. Je crois dans ce cas-ci que, tenir en compte des intentions est relatif à la question qu’on tente de mettre en lumière dans une analyse. Je crois qu’il s’agit de « preuves » uniquement dans la mesure où on les tient comme « axiomes relatifs » à notre analyse.

Tentons de voir comment ça peut fonctionner. Par exemple, je regarde tel film, je lis telle entrevue avec le réalisateur, et il me semble que ce qu’il nomme ses « intentions » ne concordent pas avec ce que je vois. Je fais donc une analyse comparative entre les éléments de l’entrevue en question et le film lui-même. Ou, avec une phrase du genre, « en prenant les entrevues avec Tarkovski comme prémisses, nous tenterons de voir jusqu’où on peut pousser notre interprétation de la zone dans Stalker comme la religion au sein du régime de l’URSS ». Dans celle-ci, sans que les intentions ne soient notre norme, ils deviennent une prémisse que l’on tient pour acquis et qui permet de trouver un sens à des éléments du film qui n’ont pas nécessairement été mis en lumière par des entrevues avec le réalisateur. Tant et aussi longtemps que personne ne vienne dire : « Mais la roche attachée avec une corde qu’ils lancent ne peut pas symboliser la Foi, car le réalisateur a dit que ça symbolisait la libération du culte de Staline. »

Là où le raisonnement devient fallacieux, c’est quand on tente de proposer des fonctions à des éléments d’un film, mais qu’un étudiant dans le cours trouve le moyen de constamment revenir à l’entrevue avec le réalisateur dans le DVD. Comme si cette entrevue devenait une « norme » (terme de Wimsatt et Beardsley) pour savoir ce qui reste et ce qui doit être écarté. Malheureusement, encore beaucoup d’étudiants du cinéma fonctionnent de cette manière.

Par ailleurs, il faut se rappeler que, dans beaucoup d’analyses, les intentions ne viennent pas tenir un rôle important. Si, par exemple, je veux mettre en évidence comment tel élément du montage est exploité dans tel film, ou comment tel film joue avec nos attentes en terme de genre filmique. Souvent, c’est d’un point de vue de spectateur que l’analyse tente de mettre en évidence certains éléments. Ce type d’analyse peut-il être considéré comme une interprétation d’une œuvre? Difficile d’en être tout à fait convaincu, mais quelqu’un qui répondrait que « non » consoliderait l’idée que l’interprétation n’est question d’intention que puisque l’on définit « interprétation » comme ce qui se rapproche le plus de l’intention de l’auteur. Cette dernière définition serait une définition fallacieuse d’interprétation, car elle ne ferait que jouer sur les mots. Bien sûr que l’intention doit être prise en compte dans une interprétation si cette dernière n’est que ce qui est lié à l’intention.

Il semble donc que, ce qui est fallacieux, ce n’est pas simplement la prise en compte de l’intention, mais aussi carrément l’emploi du mot « interprétation ». Je dois encore décortiquer les sens possibles de ce mot, notamment en me référant à la distinction compréhension-interprétation de Bordwell (merci à Dominic!)

Référence

William K. Wimsatt Jr. et Monroe C. Beardsley, « L’illusion de l’intention » (trad. de l’anglais de « Intentional Fallacy »), in Danielle Lories, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p.223-237.

Commentaires

8 réponses à “Intentionnalisme ou anti-intentionnalisme : de quoi parle-t-on?”

  1. Avatar de Dominic

    Dans ma compréhension (limitée, tout de même, je ne suis pas un spécialiste), on a rejeté l’intentionnalité avec le structuralisme pour se débarasser de « l’excès biographique », c’est-à-dire qu’étudier une oeuvre, c’était étudier l’auteur qui l’avait produite puisqu’il détenait les clés de la signification. On a bien fait de jeter ça par la fenête, si je puis dire, pour toutes sortes de raisons. E.D. Hirsch a continué à défendre l’intentionnalité auctoriale en argumentant qu’il s’agissait là du seul critère objectif pour juger de la validité d’une interprétation. Sans critère objectif, point de salut, et on tomberait dans le relativisme outrancier: « je pense que Tetris est une métaphore sur la réalité des États-Uniens des années 1990 qui doivent constamment libérer leurs horaires des tâches qui s’empilent » (Murray, Hamlet on the Holodeck). Toutes les interprétations s’équivalent: sur quels critères distinguerait-on? Il y a du vrai là-dedans, et d’autres façons de concevoir la chose. Mais c’est un peu la toile de fond qui a régit ce débat jusqu’à présent, et il ne faut pas perdre de vue qu’il y a des arguments tout à fait valides et recevables en faveur de l’intentionnalité.

  2. Avatar de Simon Dor

    Si Murray voit Tetris comme une métaphore du mode de vie aux États-Unis des années 90, que « veut dire » son propos? Qu’est-ce qu’une métaphore? Si c’est un « procédé de langage », l’idée même du langage est difficile à définir d’une seule manière, mais on en déduit souvent qu’il résulte d’une intentionnalité. Donc, plusieurs diront que, par définition, on ne peut dire que quelque chose est une métaphore que dans la mesure où il résulte de l’intentionnalité d’une énonciation. Ils auront raison dans une certaine mesure de dire que les intentions sont importantes, car au fond, ce qu’ils recherchent en interprétant quelque chose est – par définition – l’intention de l’auteur.

    Ce que je vois par contre, c’est que la plupart des analyses d’œuvres ne tentent pas de chercher l’intention de l’auteur. Ils tentent de voir quels sont les relations entre les éléments présents, comment ils font du sens dans la mesure où on les intègre dans un certain langage, que cette structure ait été ou non prévue par quelqu’un. Sont-ils des interprétations?

    Si l’intentionnaliste dit « non », il se crée un système fermé où, c’est sûr qu’il faut trouver l’intention, puisque c’est la seule manière d’arriver à ce qu’il nomme « interprétation ». Je vois par contre le mot « interprétation » comme potentiellement beaucoup plus large.

    Enfin, bref, je ne suis pas spécialiste non plus mais ces questions reliées aux intentions et non-intentions m’intéressent particulièrement.

  3. […] billets, en remettant en question mon idée des “stratégies dominantes” et de l’intentionnalisme. Il est fort à parier que je vais répondre aux commentaires – et que j’aurai l’air de […]

  4. […] débats peuvent diviser profondément une discipline; prenons par exemple l’idée d’intention (au hasard!). Si quelqu’un dit dans son texte « Ici, Godard fait un long […]

  5. […] connaissent mon penchant anti-intentionnaliste qui s’est manifesté à plusieurs reprises à travers ce […]

  6. […] relativement ancrée de manière émotionnelle en moi contredit légèrement voire fondamentalement ce que je dis sur les intentions des auteurs et leur considération pour analyser des œuvres. En même temps, je me dis que je déteste les auteurs, mais pas leurs œuvres nécessairement. En […]

  7. […] jusqu’à présent, c’est le lecteur » ([1968] 1984, p. 69). Nous ne visons donc pas à cibler l’intention d’un auteur, mais la structure narrative du jeu. Cette structure narrative est possible dans les jeux que […]

  8. […] à convaincre qu’il y a un message à transmettre. Plutôt que de chercher ce qui est dit voire l’intention d’un auteur, l’important bien sûr est de chercher à questionner ce qu’il y a à l’écran plutôt que de […]

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