Je fais ici mon mea culpa : je suis un imposteur.
Si vous faites une liste des 100 films à avoir vu dans sa vie, je n’en aurais pas vu 15% (ok, peut-être 30%). Aux yeux de plusieurs, je ne serais pas un vrai, un « bon » cinéphile, ou du moins mes connaissances cinéphiliques sont limitées. Que fais-je à étudier le cinéma?
Ma dernière console de jeux vidéo est un SNES. Je n’ai pas beaucoup de jeux récents. Il serait difficile pour moi d’être considéré comme un gamer. Que fais-je à étudier les jeux vidéo?
Je n’écoute que très peu de rap américain, et j’en écoutais encore moins (voire pas du tout) dans les années 90. Comment ai-je fait pour être critique d’albums?
Dans ces trois cas, je suis imposteur. Mais je suis imposteur par rapport à quoi?
L’établissement d’un standard du goût selon Hume
David Hume, philosophe empiriste, observe que, la plupart du temps, un débat entre deux individus peut se régler en expliquant les termes employés. Autrement dit, il y aurait toujours une manière de s’entendre sur les termes, les jugements de goût n’étant pour lui pas exclus de cela. Sa réflexion, dans « Of The Standard of Taste », entend donc trouver cette règle, ce standard, pour discriminer un jugement d’un autre.
It is natural for us to seek a Standard of Taste; a rule, by which the various sentiments of men may be reconciled; at least, a decision, afforded, confirming one sentiment, and condemning another (Hume 1987, par. 6)
Hume cherche à voir comment distinguer parmi les gens celui qui aura le goût assez perfectionné pour être le juge du goût. Il propose quatre étapes pour atteindre ce statut de juge.
- La « délicatesse » de l’imagination et du goût (par. 14) – c’est-à-dire être capable de distinguer, au sein d’un seul produit (ou une seule œuvre), l’ensemble de ses parties, de ses composantes;
- La pratique, l’expérience (par. 18);
- L’établissement de comparaisons (par. 20);
- être capable de se soustraire aux préjugés (par. 21) – il appartient au « bon sens » du juge de voir l’influence positive ou négative de ceux-ci.
Dans cette optique, Hume voit le goût comme un principe universel, ce que je critique – de la même manière dont je critique la possible « pureté » des émotions.
Thus, though the principles of taste be universal, and nearly, if not entirely the same in all men; yet few are qualified to give judgment on any work of art, or establish their own sentiment as the standard of beauty (Hume 1987).
Mais si cette méthode est celle de perfectionnement du goût, cela implique qu’il y aurait des goûts « meilleurs » que d’autres, qu’il y aurait des manières de voir dans le monde des gens dont le goût est plus raffiné que d’autres. Je ne peux être plus en désaccord que cela (et mon goût pour les jeux vidéo et le hip-hop peuvent servir d’exemple).
Le perfectionnement du goût d’un universitaire
Qu’en est-il du goût d’un universitaire? En faisant un travail académique, il est impossible de ne parler que des objets d’art; le cinéma, par exemple, implique un dispositif, une (ou des) institution(s), une pluralité d’expériences, etc. Quelle position devrait-on prendre pour tenter de réfléchir aux expériences cinématographiques? Le goût s’enseigne-t-il? Doit-on se placer nécessairement dans la position de celui qui a le « meilleur » goût? On peut répondre provisoirement que c’est vers la diversité des expériences qu’il faudrait tendre : rendre justice à la fois à celui qui connaît le cinéma et celui qui ne le connaît pas.
Je me pose comme imposteur vis-à-vis de mes collègues car je n’ai probablement pas vu autant de films que la plupart d’entre eux. Mais le fait de voir plus de films me placerait-il dans une meilleure position qu’avant? Si l’objectif est de réfléchir avec la plus grande diversité possible d’expériences en tête, on doit pouvoir voir quelle position permet de se placer le mieux à la place de l’autre. Celui qui a vu tous les films est-il mieux placé pour être à la place de celui qui en a vu peu que l’inverse? Autrement dit, réfléchir à l’expérience d’un film dans la position d’un cinéphile est-elle nécessairement la meilleure position?
Je doute de plus en plus de cette idée. Oui, on peut réfléchir à davantage de possibilités quand on a expérimenté plusieurs films. Mais le regard n’est-il pas quelque chose de construit (suivant les réflexions des Visual Studies, qui m’intéressent à prime abord)? Autrement dit, au lieu de s’ouvrir à une pluralité d’expériences, mon regard se « conditionne »-t-il à un certain mode de représentation – cinéphilique, par exemple – plutôt que de se placer dans une position avantageuse?
Voilà ce à quoi je réfléchis ces temps-ci.
Laisser un commentaire