Je crois bien avoir déjà écrit quelque part que j’aimerais être capable d’écrire rapidement sur des expériences, être capable de ne donner peut-être que quelques mots pertinents à la suite du visionnage d’un film, d’une lecture ou de la découverte d’un jeu. J’ai pourtant déjà essayé de le faire.
Aujourd’hui, je suis tombé sur quelques pages que j’ai écrites en 2008 pour un séminaire donné par Silvestra Mariniello dans le cadre de ma maîtrise en études cinématographiques. J’ai été marqué par cette professeure, qui a la sagesse de ne pas sous-estimer la capacité (quantitative et qualitative) de lecture des étudiants et dont les travaux tout au long du séminaire, quatre courts textes de deux pages, ont pu facilement être sous-estimés par les étudiants eux-mêmes. C’est là que j’ai véritablement compris la citation de Pascal à propos du temps d’écriture, où j’ai vu comment écrire deux pages étaient plus difficiles qu’en écrire six. J’ai compris finalement qu’écrire tout court était difficile.
Relire l’un de ces textes m’a rappelé la situation dans laquelle j’étais lorsque j’ai visionné Tokyo-ga (1985) de Wim Wenders. J’étais dans la salle de séminaire, dans une projection que nous avions choisie de faire pour avoir l’expérience collective du film. Au final, je me souviens que la plupart des gens ne sont pas restés pour la projection et que je me suis retrouvé seul pour la fin du film, certains ayant quitté avant la fin. Toute la séquence où le personnage d’Atsuta pleure en racontant son expérience avec Ozu m’avait particulièrement ému, d’autant plus que j’étais seul dans cette salle obscure dont le seul fil de lumière était celui des néons du corridor en face du secrétariat de mon département. C’était vraiment une étrange expérience, qui illustrait peut-être littéralement comment on peut se sentir seul dans ses préoccupations même si on est au milieu d’une grande institution.
Le travail que j’ai remis, qui suit, devait porter sur les possibilités et contraintes du genre « essai », en l’illustrant par le livre L’empire des signes de Barthes et un film parmi trois. Voici ce que j’avais écrit. J’aimerais éventuellement pouvoir poursuivre une réflexion dans cette lignée.
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Pour Adorno, « l’essai ne doit pas faire comme s’il avait déduit l’objet, comme s’il n’y avait plus rien à en dire. » (1974 : 20) Ménil ajoute qu’il assume sa subjectivité et sa partialité (Ménil 2004 : 101). Mais, comment rendre compte de la « prétention » ou non d’un texte à l’exhaustivité ? Y a-t-il des formes filmiques qui sont ou non prétentieuses, qui obligent à penser d’une certaine manière ? L’empire des signes affirme, dès le départ, vouloir réfléchir « sans prétendre en rien représenter ou analyser la moindre réalité » ni chercher une « essence » (Barthes 2005 : 11). Le narrateur de Tokyo-ga (Wenders, 1985) parle à la première personne, exprime le doute de sa propre perception, laissant place à l’idée qu’il ait pu avoir un jugement réfléchi plutôt qu’indéterminé (Lyotard expliqué dans Readings 1991 : xxxii), qui trouve parce qu’il veut bien trouver (0:11:30). La présence dans le texte même d’un discours le mettant en doute, d’un discours sur les discours, peut être un point de départ.
La question de l’image et de l’intermédiaire est souvent évoquée dans Tokyo-ga. La voix off parle des images qui sont parfois tout ce qui reste de sa mémoire (0:09:25). C’est une image du Japon tirée d’Ozu que le personnage semble chercher, vue à travers ses films dont il reprend des séquences entières. Lorsque Ryu, un acteur d’Ozu, est interviewé, plutôt que de doubler ou sous-titrer par-dessus ses paroles, plusieurs de ses mots sont entendus en japonais avant d’être commentés à la troisième personne par le narrateur[1]. Il semble ainsi ne pas prétendre parler « à la place » de l’intervenant, mais rester ainsi un intermédiaire, laisser percevoir la différence (Barthes 2005 : 15). De longues séquences, filmant la vie quotidienne, ne sont pas commentées, comme pour ne pas leur imposer une lecture mais les afficher comme « tel », comme le haïku (2005 : 112). La représentation laisse place au doute de sa propre « fidélité ».
Adorno ajoute à propos de l’essai que « sa pensée est faite de ruptures » (1974 : 20), de complexité, comme la réalité. La forme du livre de Barthes est en ce sens éloquente : avec de courts « chapitres », portant un titre précis et court, le texte présente quelques réflexions, sans faire de liens explicites entre chacun de ces « blocs » de pensée. Dans Tokyo-ga, il n’y a pas de causalité entre les séquences, pas de raison nette de se déplacer à un lieu plutôt qu’à un autre. L’essai se contraint à ne pas présenter de principes globaux, mais plutôt à montrer une singularité (Ménil 2004 : 107), à évoquer des « solutions particulières. » (2004 : 112) Barthes ne fait pas d’introduction, pas de conclusion : rien n’englobe la totalité de ses réflexions. La singularité s’illustre bien par la séquence avec Atsuta, le caméraman. Plutôt que de tenter d’aller chercher d’autres témoignages pour valider ce qu’il dit, Tokyo-ga va en détails dans un témoignage personnel. Cette concentration sur un seul individu focalise sur une relation, ou plutôt sur ce qui en est encore saisissable, c’est-à-dire un récit et les larmes d’Atsuta. La singularité prime sur les « faits universellement valables » (Musil 1984 : 335), évitant de ramener le tout à un « langage conceptuel » (Ménil 2004 : 108). Penser à des éléments singuliers, sans tenter de les ramener à une réalité comme le ferait un documentaire[2], mais plutôt considérer leur différence (Barthes 2005 : 12), admettre de ne pas tout saisir. Face au scénario original d’Ozu, le personnage affirme son incapacité à en comprendre les signes : il y a de l’insaisissable dans ce qu’il cherche.
Pour « définir » l’essai, Macé propose de « se tourner vers la question des usages. » (2008) Que fait-on d’un essai ? Les possibilités qu’il offre ne sont pas recensables : hors du sujet il y a une « pensée qui se poursuit en lui et hors de lui. » (2008) Il n’est pas une solution pour représenter un événement, au sens décrit par Heidegger (1962 : 117-119), mais est peut-être une manière d’offrir une pluralité d’événements (Macé 2008) à ceux qui en font la rencontre[3]. L’essai n’oblige pas à penser d’une certaine manière, mais est propice à susciter différentes pensées.
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BIBLIOGRAPHIE
Adorno, Theodor W. 1974. « L’essai comme forme ». Dans Notes sur la littérature, p. 5-29. Traduit de l’allemand par Sibylle Muller. Paris : Flammarion.
Barthes, Roland. 2005 [1970]. L’empire des signes. Paris : Éditions du Seuil. 157 p.
Deleuze, Gilles et Claire Parnet. 1996 [1977]. Dialogues. Paris : Flammarion. 187 p.
Heidegger, Martin. 1962 [1949]. « L’époque des conceptions du monde » [1938], p.99-146. Dans Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. de l’allemand par Wolfgang Brokmeier. Paris : Gallimard.
Macé, Marielle. 2008. « L’essai littéraire, devant le temps ». En ligne. <http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=499>. Consulté le 16 septembre 2008. D’abord paru dans Cahiers de Narratologie, nº 14.
Ménil, Alain. 2004. « Entre utopie et hérésie. Quelques remarques à propos de la notion d’essai ». Dans S. Liandrat-Guigues, et M. Gagnebin (dir.). L’essai et le cinéma, p. 87-126. Seyssel : Éditions Champ Vallon.
Musil, Robert. 1984. « De l’essai ». Dans Essais, p. 334-338. Traduit par Philippe Jaccottet. Paris : Seuil.
Odin, Roger. 2000. De la fiction. Bruxelles : De Boeck. 183 p.
Readings, Bill. 1991. Introducing Lyotard. Art and Politics. London/New York : Routledge. 184 p.
[1] Dans certaines versions du film en DVD, le discours que fait Herzog plus tard dans le film n’est pas du tout sous-titré. Dans cette expérience, c’est la possibilité de rencontrer autre chose que le logos qui y est présente.
[2] Suivant Roger Odin, le documentaire invite le spectateur à construire un « énonciateur réel interrogeable en termes de vérité. » (2000 : 135) L’essai (film ou non) nous semble favoriser autre chose que cette idée.
[3] Au sens de Deleuze et Parnet (1996 : 13).
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