Notes sur le premier livre de Mere Christianity de C.S. Lewis

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Alors qu’une discussion autour de la question du matérialisme et de l’immanence ou transcendance de la morale s’engageait par le biais de Facebook avec un de mes amis (Sylvain Aubé) et son entourage, nous avons convenu qu’il y avait des prémisses qui devaient être discutées pour mieux se comprendre (ou mieux diverger). Mon ami me propose alors de lire le premier livre de Mere Christianity de C.S. Lewis pour voir à quel endroit dans son argumentation je décrocherais. Il n’en a pas fallu long pour que je décroche, et ma réponse, rédigée le 27 mars dernier, est ici.

Ce sera à moi de trouver un texte qui puisse mieux faire comprendre mon point de vue sur les questions éthiques et sur le matérialisme. Je cherche quelque chose chez Hume, Peirce ou James qui puisse être intéressant et clair. Si quelqu’un a une recommandation, n’hésitez pas!

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Dans la première partie, Lewis insiste beaucoup sur la question d’un standard moral présent à l’esprit de tous les individus. L’idée qu’il y ait « some sort of agreement as to what Right or Wrong are » (p. 6) n’indique pas qu’il y ait réellement un Bien ou un Mal universel.

Il insiste aussi, par exemple, sur le fait qu’il faut y avoir un standard, autrement nous n’aurions pu blâmer les Nazis de ne faire que respecter leur morale (p. 6). L’idée de blâme me semble intéressante : nous ne chercherions pas à blâmer la nature pour un ouragan, ni à blâmer un tigre parce qu’il attaque des êtres humains; pourtant, personne n’est contre l’idée d’ériger des barricades pour se protéger de l’ouragan ni contre l’idée de tuer le tigre qui cherche à nous tuer. La morale ne me semble pas nécessairement et uniquement être là pour blâmer qui que ce soit.

Pour Lewis, la morale n’a pas vraiment changé à travers les époques (p. 7) : par exemple, l’idée de ne pas penser qu’à soi a toujours existé, bien que ceux qui bénéficient de notre générosité ne soient pas toujours les mêmes (que ce soit sa famille, une classe sociale spécifique ou n’importe quel humain). Il insiste pour dire que la question morale n’est pas une question de goût ou d’opinion (ce sur quoi on peut aisément s’entendre) (p. 7). Mais j’ai l’impression qu’il ne fait pas de différence entre l’existence de Lois de la nature ancrées en nous, et l’existence de notre croyance en des Lois de la nature ancrées en nous (p. 7).

La première objection qu’il rejette, concernant l’instinct, ne me concerne pas tant. Insistons quand même sur quelques aspects : l’instinct fait partie de nous en tant que potentialités, là où la morale nous permet de choisir parmi ces potentialités. Si on entend quelqu’un crier, deux instincts entrent en contradiction en nous : celui d’aller sauver la personne, celui de se sauver soi-même. La morale nous permet de faire le bon choix : aucun instinct n’est bien ou mal en soi, il s’agit d’avoir la morale pour donner un sens éthique à chaque acte, instinctif ou non.

La seconde objection, concernant la convention sociale, est plus intéressante, car Lewis ne la confronte pas directement. Pour lui, le contexte social n’est qu’accessoire; il donne comme exemple notre propre perspective sur des conventions sociales différentes : puisqu’on peut voir d’autres contextes sociaux comme étant « moins développés moralement » que nous, ceci indique que nous ayons toujours ce standard universel en nous. Deux choses sont problématiques : d’abord, le fait qu’il ait insisté plus tôt pour dire que les différences ne sont pas majeures nous semble en contradiction avec ce qu’il indique ici, à savoir qu’on puisse juger effectivement des différences à l’aune de conventions morales différentes; ensuite, il oublie bien sûr que nous sommes nous-mêmes en contexte : advenant le cas où il y aurait des conventions sociales qui nous permettraient de juger une société, force est d’admettre que je serais moi-même pris dans une convention sociale qui me permettrait de juger les conventions sociales de sociétés différentes ou anciennes. Ce n’est pas parce qu’on peut juger une convention ancienne à partir de conventions actuelles qu’on doit admettre l’existence de quelque chose d’universel.

Enfin, Lewis parle de la distinction « between differences of morality and differences of belief about facts » (p. 9). C’est effectivement une distinction avec laquelle je suis en accord.

À propos des objets inanimés, Lewis convient qu’on peut les juger moralement, mais uniquement à l’égard d’un objectif précis que l’on se fixe soi-même (p. 10). Par exemple, un arbre peut être un mauvais arbre dans la mesure où il ne me donne pas l’ombre que je recherche. Lewis n’entre pas dans des considérations esthétiques mais elles pourraient être convoquées ici. Pour lui, les lois auxquels obéissent les objets inanimés ne sont pas des « lois » au sens moral, mais un énoncé à propos de ce que les objets inanimés font toujours. On peut faire écho avec les inférences causales que défendait Hume à propos de l’idée de nécessité ([1739] 2006) et avec le concept d’habitude chez Peirce ([1878] 1986, p. 344). Mais alors que chez ces deux philosophes plutôt empiristes, il n’y a pas de distinction entre habitude physique et habitude culturelle, Lewis insiste sur la différence entre les faits (ce que les humains font) et quelque chose d’autre (ce que les humains devraient faire) (p. 10).

Contre l’utilitarisme à la Mill ([1871] 1988), il rétorque que si un traître est utile à une nation, celle-ci le considère quand même comme de la vermine (p. 11); réponse rapide s’il y en a, à laquelle il faudrait sans doute plus de support. Contre l’idée que la morale est respectée parce qu’elle est bénéfique à la société, Lewis rétorque que l’individu n’a guère besoin que la société fonctionne. Ce avec quoi même un individualiste comme Adam Smith me semblerait en désaccord. Mais passons; j’ai des divergences ici mais n’ai pas tout le bagage pour étayer une argumentation là-dessus.

Il conclut cette section en proposant un début de conception dualiste, disant qu’il y a sans doute une autre forme de réalité que celle que nous voyons.

Ici, j’ai de la difficulté à comprendre ses termes, qu’il ne définit pas. Pour lui, l’idée d’une loi comme celles de la physique n’est pas réelle en soi, parce qu’elle n’est que la somme des faits que nous observons. Le mot « réel » n’est ici pas défini comme tel. Il parle aussi de la limite de la méthode scientifique, sans définir ce qu’il entend par science : regroupe-t-il toutes les formes de savoir disciplinées (au sens de Foucault [1969, p. 240-269]), ou s’agit-il d’une méthode extrêmement précise qui ne regroupe évidemment pas toutes les formes de savoir — et exclut d’emblée les sciences humaines (et les social sciences)? Il affirme que la science pourrait peut-être hypothétiquement connaître tout l’univers (ce qui entre en contradiction avec la limite de la méthode scientifique pour lui), mais qu’elle ne pourrait connaître la raison de l’univers (alors qu’il ne définit pas univers comme concept, qui pourrait regrouper tout ce qui existe, et donc même des raisons de l’existence de l’univers).

Mais insistons sur notre inclusion au sein du concept d’humains. Pour lui, on peut comprendre l’expérience que font les autres êtres humains parce que nous faisons partie de l’humanité. Alors que notre expérience des roches est extérieure, « [w]e do not merely observe men, we are men » (p. 12). Je décroche ici bien sûr, notamment parce que toutes les questions méthodologiques des sciences humaines nous ont bien montré que notre expérience d’être humain ne pouvait exclure que nous ayons des biais et des incompréhensions. Avant Lewis, les chercheurs en ethnologie se sont bien sûr posés la question à savoir s’ils pouvaient comprendre des sociétés humaines différences en ayant une posture d’observateur, ou s’ils devaient s’inclure dans ces sociétés pour les comprendre, ce qui donnerait une posture participative mais en même temps biaisée par leur propre entrée dans une économie différente.

C’est en page 13 que la contradiction qui me semble la plus flagrante apparaît. Lewis insiste pour dire d’abord que Dieu ne peut être vu à partir uniquement de ce qui compose l’univers : l’architecte n’est pas un mur ou un escalier, il n’est pas visible dans la maison en tant que résultat final. Par contre, « [t]he only way in which we could expect it to show itself would be inside ourselves as an influence or a command trying to get us to behave in a certain way ». D’où vient cet argument? C’est dire que notre intérieur, que notre esprit, ne fait pas partie de l’univers. Et c’est problématique, dans la même mesure qu’il n’ait pas défini l’univers plus tôt : Dieu est-il donc le créateur de tout ce qui est « matériel » mais pas de ce qui est « esprit », si cette distinction peut exister? Dans ce même paragraphe, Lewis ramène la question des lois de la nature : il insiste pour dire que nous savons tous que Dieu donne à chacun des lois pour qu’on les respecte, même si on ne connaît pas exactement les lois qu’il promulgue aux autres. Il donne l’exemple d’un facteur qui livre des lettres : si on voit le facteur livrer, on ne lit pas les lettres données aux autres, mais on peut assumer qu’il s’agit de lettres. Or, Lewis rappelle que Dieu « whereas the sender of the letters merely tells me to obey the law of my human nature, He compels the stone to obey the laws of its stony nature » (p. 13). Pourquoi alors plus tôt insistait-il pour dire que les lois auxquelles obéissent les objets inanimés ne sont pas des lois mais des régularités observées par des faits?

Un peu avant, il avait bien distingué la position matérialiste de la position religieuse. D’emblée, on croirait qu’il puisse vouloir nous convaincre que l’une est meilleure que l’autre. Or, il préfère assumer que nous soyons « religieux » : pour lui, il est inimaginable que « a bit of matter giving instructions » existe, alors que pour les matérialistes, le monde n’est pas dualiste, divisé entre esprit et matière. Dès lors, la réponse n’est pas évidente et doit être débattue. Plus encore, lorsqu’il parlait plus tôt des instincts (p. 8), il insistait sur le fait qu’il s’agissait, justement, d’instructions qui allaient en contradiction. Il me semble ici qu’il doive ou bien admettre les instincts dans l’esprit (et inclure l’esprit animal et végétal), ou bien admettre que toute espèce animale et végétale reçoive des instructions de quelque chose qui est matière. L’animal a le réflexe de chercher le sein de sa mère de la même manière que le végétal pousse vers la lumière. Et ici, je n’évoque bien sûr pas les explications scientifiques qui pourraient nous montrer que des instructions sont effectivement données par de la matière.

Quelques objections additionnelles pour la conclusion. « We all want progress » (p. 14) : la notion même de progrès me semble problématique, et c’est ce sur quoi les postmodernes ont travaillé : à savoir que, par exemple, le « progrès » scientifique pouvait mener à la bombe atomique. Mais plus loin que ça, les sciences humaines, depuis au moins Foucault mais aussi Kuhn et d’autres, ont montré qu’il faut aller plus loin qu’une conception téléologique de l’histoire, où tout doit se mesurer sur une échelle du « progrès » et de l’« arriéré ». Suivant cette optique, je ne vois pas l’intérêt de dire qu’on doit « reculer », car la connaissance n’a pas d’avant et d’après.

La fin de l’article est encore plus problématique : il insiste pour nous dire que Dieu n’est peut-être pas « bon » au sens où on l’entend habituellement. Pourtant, sa prémisse est de dire que Dieu existe parce qu’on sait qu’on a des prédispositions morales intérieures à trouver quelque chose de bon et quelque chose de mauvais. Je trouve ce tour de force un peu exagéré : Dieu existe parce qu’il est celui qui met en nous l’idée du Bien et du Mal, mais il ne faut pas assumer qu’il soit Bien lui-même? Au fond, c’est dire qu’il y a une moralité intrinsèque ancrée en chacun de nous, mais qu’il faut rester vigilant à savoir si celle qui est vraiment ancrée en nous est la bonne. Ce qui revient à dire que le fait qu’il y ait une moralité ancrée en nous n’est pas un argument à savoir si le Bien et le Mal existent en soi : il n’en serait que l’indice d’une probabilité. Ce qui, pour moi, met en évidence que tout ceci n’était que basé sur une présomption, qui aurait pu être mise en évidence dès le départ au lieu d’être assumée comme étant acceptée.

Il insiste aussi pour dire que les gens qui ne se sentent pas repentants ne sont pas touchés ou concernés par la question du Christianisme : vraisemblablement, ils ne seront pas intéressés au Christianisme tant qu’ils ne verront pas qu’ils ont à être pardonnés. Pourquoi commencer son article en insistant sur le fait que l’existence de questions morales est profondément ancrée en chacun de nous? Qui est concerné au fond? Ceux qui vont « assez loin » dans leur recherche intérieure? Cette question est très confuse.

Bibliographie

Foucault, Michel. 1969. L’archéologie du savoir. Paris : Gallimard.

Hume, David. [1739] 2006. « De la liberté et de la nécessité », dans Des passions. Traité de la nature humaine II, p. 133-141. En ligne. Paris : Flammarion. Fac-similé numérique. Les classiques des sciences sociales. http://dx.doi.org/doi:10.1522/24751182.

Mill, John Stuart. [1871] 1988. L’utilitarisme. Paris : Flammarion.

Peirce, Charles S. 1986. « Comment se fixe la croyance » [1878]. Dans Writings of Charles S. Peirce. A Chronological Edition, Vol. 3, p. 338-355. Bloomington : Indiana University Press. D’abord paru dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 6, décembre, p. 553-569.


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3 réponses à “Notes sur le premier livre de Mere Christianity de C.S. Lewis”

  1. Avatar de Sylvain
    Sylvain

    Je te ferais remarquer que tu as abandonné le débat qui a suivi! 😉

  2. Avatar de Sylvain
    Sylvain

    Par ailleurs, je te suggérerais une autre formule pour nos échanges de lectures. Nous pourrions nous référer à des textes plus longs, qui prennent le temps de répondre aux objections qui sont naturellement soulevées, plutôt que de s’en tenir à un texte de synthèse que l’on doit ensuite revisiter sous plusieurs angles avant de bien établir de quoi on parle. Tu es partant?

  3. Avatar de Simon Dor

    Je sais, c’est un débat difficile qui prend assez de temps et j’en avais peu. Je t’invite à ajouter ici ta réponse si tu veux.

    On pourrait, il faudrait par contre s’assurer de pouvoir trouver ces textes. En même temps, de longs textes sont plus difficiles à cerner et à discuter. Je réfléchis au texte à vous soumettre et on verra pour la suite!

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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


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