L’équilibre dans StarCraft et les jeux de compétition

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Voici un extrait adapté de mon mémoire de maîtrise (p. 34-39). J’ai intégré certaines notes de bas de page au corps du texte et en ai supprimé d’autres.

La notion d’équilibre dans les jeux de compétition

À la base de leur ouvrage sur le design de jeu, Katie Salen et Eric Zimmerman introduisent la notion de meaningful play, qu’on pourrait traduire comme un « jeu signifiant » (2004, p. 32-36). Pour qu’une expérience de jeu soit signifiante pour le joueur, il faut que le résultat des actions qu’il prend soit observable à court terme et qu’il s’intègre dans l’ensemble du jeu à long terme. Le sens du jeu pour le joueur réside dans la relation entre une action et le résultat qui s’en suit.

Dans les jeux de compétition, tel que les définissait Roger Caillois, chaque action est signifiante par rapport à une confrontation entre deux (ou plusieurs) joueurs. Ces jeux se manifestent sous la forme d’

un combat où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur (Caillois 1958, p. 30).

Suivant cette égalité des chances, deux actions similaires entreprises par deux joueurs différents devraient avoir un résultat similaire (voire identique). Dans les jeux de stratégie en temps réel, c’est la notion d’équilibre qui représente cette égalité des chances.

La notion d’équilibre

Pour Ernest Adams et Andrew Rollings, le concept de « balance » que je traduis par équilibre est lié à l’idée d’un jeu qui soit juste. Deux facteurs assureraient cette justice dans un jeu de compétition: au début de la partie, chaque joueur a une chance équivalente de l’emporter ; durant la partie, aucun joueur n’a un avantage ou un désavantage d’une manière qui ne puisse être influencée ou empêchée par l’action d’un des joueurs, sauf en ce qui a trait (avec modération) à la chance (2007, p. 368). L’équilibre est un concept qui s’applique autant pour un jeu symétrique — où tous les joueurs ont des fonctions ou des outils identiques — qu’un jeu asymétrique — où les joueurs peuvent avoir des rôles variés —, même si elle s’obtient plus aisément dans le premier cas.

L’équilibre: un choix initial sans avantage net

StarCraft est un jeu asymétrique puisque chaque race a des propriétés différentes. L’intérêt de créer un jeu asymétrique est que la diversité des factions permet plusieurs styles de jeu. Comme le choix de la faction (Terrans, Zergs ou Protoss) se fait avant la partie, elle ne doit pas être un facteur pour en déterminer l’issue.

Voilà pourquoi je déroge du concept d’équilibre proposé par Christian McCrea. Pour lui, ce qui fait l’équilibre de StarCraft, c’est que chaque race aurait un avantage contre une autre (2009, p. 189). Le problème avec cette conception, c’est qu’il n’y a en fait pas d’équilibre, puisque chaque partie n’implique pas chaque race : dans une partie un contre un, pour qu’il y ait un équilibre, il faut que le choix d’une race ne donne pas un avantage net sur l’autre. Ce qui est le cas dans StarCraft.

Pour comprendre la particularité de notre objet d’étude du point de vue de l’équilibre, nous critiquerons d’abord le concept d’équilibre de Galloway pour ensuite voir la différence entre le rôle de la chance dans StarCraft et d’autres STR.

L’équilibre : une question formelle ou réelle?

Alexander R. Galloway propose de comparer StarCraft à World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004) du point de vue de l’équilibre et de l’asymétrie, et conclut que la « difference between these two games is an exemple of what Marx calls formal versus real subsumption » (2007, p. 103), c’est-à-dire que StarCraft n’illustre une guerre asymétrique qu’en la représentant à travers les Zergs, alors que World of Warcraft permet de la vivre réellement par le jeu. Pour lui, dans StarCraft, les styles de jeu sont liés à la race choisie (Zerg, Terran, Protoss) alors que, dans World of Warcraft, il s’agit d’un élément réellement vécu par les interactions entre les joueurs. Pour Galloway, « swarming tactics [dans StarCraft] are in fact extensively and effectively foregrounded in the gamic algorithm » (2007, p. 101). Mais World of Warcraft aurait un système équilibré, puisque

[…] balance is less an act of transmutation of qualitatively different modes of expression (as the Zerg is to the Terran, so the guerrilla is to the conventional army), but simply by bringing-into-accord of a small number of related classes via the use of countless variables representing advantages and deficites in force, time, and space (2007, p. 102).

L’Idée platonicienne

C’est à partir d’un principe ontologique que sa réflexion se construit. La démonstration de Galloway est liée au débat platonicien du rapport entre une Idée et sa représentation. Pour Platon, il existe une Idée des choses qui existe indépendamment de leurs manifestations singulières : il existerait une Idée de la chaise, dont chaque chaise précise n’est qu’une occurrence. La représentation d’une chaise par un peintre ou un poète est pour lui au troisième rang de l’Idée initiale de la chaise, parce qu’elle ne se base pas sur l’Idée, mais sur l’une de ses occurrences. Platon explique ce principe au début du livre X de La République (2004, p. 481-498 [595a-605c]). Comme StarCraft est une représentation audiovisuelle, l’équilibre des différentes factions devrait pour lui se penser en termes du rapport avec un référent.

The Platonic idea stands apart from the object but in formal relationship to it. So, too, the digital simulation stands apart from the referent but in formal relationship to it. What is this process if not the essencing of the object (p. 104)?

Il faut cependant penser le jeu autrement que dans sa représentation d’une Idée. StarCraft n’est pas une simulation, c’est un jeu. Les styles de jeu ne sont pas préinscrits dans l’algorithme du logiciel mais émergent des actions du joueur. Il le dit ainsi: « Race in StarCraft is more algorithmically foundational. One speaks of race A’s “way of doing things,” or the unique combat strategies of race B » (Galloway 2007, p. 94). Parce que les joueurs font référence aux styles de jeu des races ne veut pas dire que celles-ci ne présentent qu’une seule manière de jouer ; que, par exemple, le swarming serait « a racial or class trait » (p. 102). Ces expressions sont plutôt des façons de parler : il s’agit le plus souvent d’habitudes de jeu. Quand nous indiquons par exemple que les Terrans sont perçus comme une race peu mobile, c’est parce que les Siege Tanks sont très populaires dans la plupart des parties. Par contre, dans le match TvZ standard, les Tanks sont peu présents et les Terrans peuvent profiter d’une plus grande mobilité.

L’asymétrie comme un rapport plus qu’une caractéristique

Mais pour Galloway, les Zergs sont asymétriques en eux-mêmes, alors que l’idée d’un équilibre asymétrique implique pour nous un rapport entre les différentes factions. Aussi, World of Warcraft a un système de progression en points d’expérience où un personnage obtient des avantages au fur et à mesure qu’il va être joué. En chargeant le jeu, les joueurs peuvent déjà comparer leurs forces et leurs faiblesses en termes de variables. Si deux joueurs ou deux groupes se rencontrent pour s’affronter, l’un des deux côtés va nécessairement être favorisé au départ. Même à un niveau élevé et dans un duel clos, le jeu consiste à optimiser l’équipement et les points de compétences pour en tirer le plus grand avantage. Dans StarCraft, les joueurs débutent une partie avec les mêmes avantages et inconvénients. Dès lors, ce ne sont pas les caractéristiques d’un personnage qui importent dans une partie mais uniquement les compétences du joueur. Même si, pour les concepteurs, c’est par l’ajustement de statistiques que le système s’équilibre, le joueur perçoit cet équilibre comme une idée de justice, comme le décrivaient Adams et Rollings plus tôt. L’équilibre n’est pas fondé sur des données d’un algorithme, contrairement à ce qu’affirme Galloway.

L’équilibre et la chance

Adams et Rollings disaient que la chance peut nuire à l’équilibre d’un jeu ; l’idée du jeu signifiant de Salen et Zimmerman propose qu’un résultat soit lié aux actions du joueur, ce que trop de hasard ne favorise pas. Le strict hasard est peu présent dans StarCraft. Dans Warcraft II, le score d’attaque d’une unité est en partie aléatoire. Dans StarCraft, chaque unité a un score d’attaque fixe et les dégâts subis par la cible sont modifiés par l’armure et le type d’unité. La chance est une question de circonstances; une décision de son adversaire peut avantager un joueur sans qu’il n’en soit à l’origine. Mais, le joueur a tout avantage à s’informer sur les choix de l’adversaire en envoyant des éclaireurs. Cette possibilité réduit considérablement le rôle du hasard dans l’expérience générale du jeu.


La notion d’équilibre implique que le jeu ait un sens pour le joueur, que ce qu’il fait soit signifiant sur l’issue d’une partie et que le rôle de la chance soit limité. À mon sens, dans StarCraft, c’est la stratégie qui devient la plus signifiante pour lui.


Références

Adams, Ernest et Andrew Rollings. 2007. Fundamentals of Game Design. Englewood Cliffs : Prentice Hall. 669 p.

Caillois, Roger. 1958. Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige. Paris : Gallimard. 378 p.

Galloway, Alexander R. 2007. « StarCraft, or, Balance ». Grey Room, no 28, été 2007, p. 86-107.

McCrea, Christian. 2009. « Watching StarCraft, Strategy and South Korea ». Dans Larissa Hjorth and Dean Chan (dir.), Gaming Cultures and Place in Asia-Pacific, p. 179-193. New York/London : Routledge.

Platon. 2004. La République. Traduction et présentation par Georges Leroux. Paris : Flammarion. 801 p.


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Une réponse à “L’équilibre dans StarCraft et les jeux de compétition”

  1. […] la zone couverte est essentielle à l’équilibre de ce jeu de […]

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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


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