J’ai commencé à jouer sans prétention avec des amis au Texas hold’em. Je dis sans prétention car nous n’avons pas un niveau de jeu très élevé et le montant que nous investissons est aussi extrêmement modeste. Bref, on joue d’abord et avant tout pour le plaisir — dont le plaisir de gagner, bien sûr!
Cela dit, ça ne m’empêche pas d’y voir matière à réflexion sur des concepts de jeux de stratégie. À la dernière partie, j’ai réalisé que nous avions tous un réflexe étrange par rapport au jeu, un réflexe qui me semble être un réflexe de scrub, pour reprendre l’expression de David Sirlin. Je vais rapidement expliquer ce concept, que j’ai notamment couvert dans mon cours sur les jeux de stratégie (JEU1005) en hiver dernier.
Le scrub
Suivant David Sirlin, le scrub, dont la meilleure traduction que j’ai trouvée est « joueur de second ordre », est celui qui ne joue pas pour gagner, parce qu’il a des règles qu’il s’impose lui-même qui ne concordent pas avec cet objectif. Ce n’est pas parce qu’il est un débutant et qu’il n’a pas compris le jeu: c’est qu’il se place lui-même un obstacle si grand à sa victoire qu’il ne pourra le surmonter qu’en en étant conscient.
L’exemple de Sirlin est assez typique et intuitif; c’était même un cas qu’on utilisait à HomoLudens dans nos discussions sur la triche en 2008-2009 avant d’avoir connaissance de son concept. Dans Street Fighter II, il y a la possibilité d’utiliser le « throw », c’est-à-dire de lancer son adversaire, sans qu’il ne puisse bloquer le coup, contrairement à tous les autres coups. Mais voilà, c’est justement pour empêcher un adversaire de ne faire que bloquer abusivement que ce lancer existe.
Contre un joueur qui, disons, lance cinq fois de suite, un joueur de deuxième ordre dira que c’est « cheap ». Pourquoi? Parce que ce n’est pas comme ça que le jeu a été conçu, parce que ce n’est pas intéressant, parce que ça n’a pas d’intérêt esthétique, parce que la victoire n’a pas été atteinte en faisant quelque chose de difficile ou complexe; peu importe en fait. Ses considérations sont autres que celles de gagner.
Bien sûr, il est possible que le jeu soit déséquilibré et qu’une action soit trop difficile à contrer. Mais le scrub convoque ces arguments dans le cadre d’un tournoi où tous ont reconnu que le jeu a un certain équilibre et où tous ont admis les règles comme celles qu’on doit respecter. Bien sûr, les designers et organisateurs de tournois peuvent réglementer pour autoriser ou interdire certains comportements nuisibles à un jeu équilibré; mais il n’en revient pas à un seul joueur d’autoriser ou d’interdire selon une conception qui lui est propre.
Le joueur de second ordre est donc celui qui, au moment où il joue, accusera son adversaire de « mal jouer » suivant des standards qu’il attribue lui-même et qui n’ont rien à voir avec l’atteinte de la victoire.
Le réflexe
J’ai réalisé, à la dernière partie de poker, que je pensais comme un scrub pendant un long moment, et mes adversaires aussi. Au poker, il est bien souvent important de bluffer, c’est-à-dire, de faire croire aux autres joueurs que notre main est plus forte que ce qu’elle est réellement.
Or, il semble que, lorsqu’on est victime d’un bluff, on ait tendance à croire que la personne qui a gagné la main aurait moins légitimement gagné. Autrement dit, qu’il faut avoir une bonne main pour gagner des échanges. On a le sentiment que, si la personne devant nous bluffe, le jeu devient si difficile, en particulier lorsque notre propre main n’est pas intéressante. Mais c’est là tout l’enjeu du poker et ce qui le rend compétitif: savoir jouer qu’on ait une bonne main ou non.
Pour paraphraser Sirlin, je dirais: « joue pour gagner, pas pour avoir des bonnes mains ».
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