Le schéma/cadre comme structure de connaissances

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Plusieurs guides de stratégie de StarCraft insistent sur l’importance d’envoyer des éclaireurs à tout moment dans une partie (shockwave 2004, TeamLiquid 2013). Le joueur néophyte qui reçoit ce conseil se demande sans doute à quoi sert, par exemple, de savoir que son adversaire a construit une Robotics Facility avant un deuxième Gateway — puisqu’il construira probablement les deux de toute façon — alors que le joueur expérimenté y voit une différence majeure et adapte son jeu en conséquence.

Deux joueurs ne retiennent pas la même information de la même image. La psychologie cognitive utilise le concept de schéma pour illustrer ce processus.

Schéma/cadre comme structure de connaissances

Comme je l’ai précisé ailleurs (Dor 2010, p. 57-58), le terme « stratégie » peut référer à un plan interne au joueur, aux principes qui vont l’aider à jouer. En ce sens, cette définition de stratégie possède des points communs avec le concept de schéma que Frederic C. Bartlett introduisait en 1932, points communs qu’il faut explorer pour mieux le comprendre.

Pour Bartlett, le schéma fait partie de l’expérience cyclique de la perception. Intérieur au sujet, il va diriger son activité exploratoire et ses mouvements. C’est le schéma qui détermine l’information que le percepteur reçoit d’une situation et cette même information va éventuellement changer ce schéma dirigeant (Bartlett [1932] 1954, p. 54).

Jean M. Mandler (1984, p. 3) note que le terme de schéma a été appliqué à plusieurs éléments assez différents, notamment les schémas d’événements (qu’elle nomme scripts), les schémas spatiaux (qu’elle nomme scene) et les schémas d’histoire (qu’elle nomme stories). Pour traduire le concept de schema, c’est le terme de « scénario » qui est retenu chez Umberto Eco ([1979] 1985, p. 99). Nous n’entrerons pas ici dans les différences entre chacun de ces termes, qui peuvent entrer dans la même définition générale de schéma.

Cette notion a été reprise de manière plus ou moins intégrale sous le terme de frame par Marvin Minsky que nous traduirons par cadre. Minsky introduit les cadres comme des structures de données pour représenter une situation stéréotypée (1975, p. 212), par exemple, passer une commande dans un café.

Plusieurs types d’information sont rattachés à chaque cadre. Une partie de cette information concerne comment utiliser le cadre. Une partie concerne les événements auxquels on peut s’attendre pour la suite. Une partie concerne ce qu’on doit faire si ces attentes ne sont pas confirmées (Minsky 1975, p. 212, ma traduction).

Chaque cadre va contenir à la fois des informations sur la situation elle-même, mais aussi sur ce qui peut lui suivre, ce par quoi elle peut être remplacée; bref, elle place la situation dans un contexte. Certains éléments sont plus fondamentaux que d’autres pour un cadre spécifique. Certaines données peuvent devoir être précisées selon la situation (1975, p. 212). Le cadre peut aussi comprendre des valeurs « par défaut » qui pourront éventuellement être modifiées (p. 228). Les cadres sont arrangés entre eux dans un système [frame-system], c’est-à-dire un ensemble de cadres qui pourraient fonctionner dans des circonstances semblables (p. 212). En entrant dans un café, on peut être ouvert d’emblée à l’idée qu’il y ait un service aux tables, qu’on doive aller au comptoir pour commander, voire, dans des cas plus rares, qu’on se serve soi-même le café avant d’aller le payer. La même situation spécifique ouvre différents schémas qui viendront corriger nos attentes par rapport à la situation réelle.

Si les schémas ou les cadres sont des manières de structurer la connaissance, ils sont tout autant des éléments qui dirigent d’avance la perception.

Références

Bartlett, Frederic Charles. [1932] 1954. Remembering : a study in experimental and social psychology. Cambridge: The University Press.

Dor, Simon. 2010. « La stratégie comme processus cognitif dans le jeu vidéo StarCraft ». Mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal.

Eco, Umberto. [1979] 1985. Lector in fabula, Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris: Grasset.

Mandler, Jean Matter.  1984. Stories, Scripts, and Scenes: Aspects of Schema Theory. Hillsdale, NJ: Lawrence Erlbaum Associates.

Minsky, Marvin. 1975. « A Framework for Representing Knowledge ». Dans The Psychology of Computer Vision, p. 335-352. New York: McGraw-Hill.

Shockwave. 2004. « Starcraft Beginner’s Guide ». En ligne. GameFAQs, 13 avril.

TeamLiquid [communauté]. 2013. « How to Practice ». En ligne [wiki]. Liquipedia, 19 mai [dernière modification].

Note: Ce billet est une version adaptée d’un extrait de mon mémoire de maîtrise (p. 59-62). J’ai aussi parlé du concept de schéma (parfois appelé cadre) à la fois dans mon cours sur l’immersion et dans celui sur les jeux de stratégie.

Image tirée de http://geckovod.wordpress.com/


À propos de l’auteur


3 réponses à “Le schéma/cadre comme structure de connaissances”

  1. […] moins d’attention ou regrouper ces actions en des stratégies plus simples (et donc des schémas plus […]

  2. […] déjà insisté ici sur le fait que les schémas dirigent la perception dans le jeu, laquelle se pense en termes notamment d’affordances et d’habitudes. Si autant la lecture de […]

  3. […] cognitive, cette notion d’habitude nous permet de comprendre en partie la manière dont les cadres se forment et comment ils agissent sur les attentes d’un joueur. On y reviendra dans un prochain […]

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