Avant de pouvoir expliquer plus en détails comment fonctionne la perception dans les jeux de stratégie en temps réel, il importe de mieux comprendre comment fonctionne la perception elle-même.
J’ai décrit récemment comment la perception fonctionnait par les schémas. Tentons maintenant d’aller un peu plus loin en faisant un court détour par le cinéma pour expliquer la perception telle que décrite par la philosophie empiriste de David Hume et la psychologie cognitive avec Ulric Neisser.
La compréhension d’un film
Pour Edward Branigan, la compréhension dans un film se fait par la mise en relation de deux éléments à la fois (1992, p. 40). Par exemple, le spectateur perçoit les relations causales, spatiales et temporelles dans un film en faisant des liens entre deux séquences : relation de continuité, ellipse, pièces adjacentes, lieux éloignés, etc. La construction de l’espace et du temps diégétiques est un ensemble de relations causales, spatiales ou temporelles inférées entre deux parties à la fois.
Il consolide ce constat en donnant l’exemple d’une séquence de The Lady from Shanghai (Orson Welles, 1947) : le plan d’une femme qui appuie sur un bouton est juxtaposé au plan d’un accident d’automobile et donne l’impression que la femme est la cause de l’accident (1992, p. 44).
La possibilité d’une diégèse dans un film repose sur ce phénomène de l’esprit humain, bien qu’il puisse y avoir des divergences ou des ambiguïtés entre les perceptions de chaque spectateur.
La nécessité chez Hume
C’est d’une manière assez semblable que le philosophe empiriste David Hume, dans le chapitre « De la liberté et de la nécessité » de son Traité de la nature humaine ([1739] 2006), décrivait le concept de nécessité. Pour Hume, la nécessité implique deux caractéristiques : (1) deux phénomènes doivent être reliés par une union constante ; (2) une inférence de l’esprit doit permettre de créer un lien de causalité entre ces deux observations. La connexion entre les deux phénomènes est « l’effet de l’accoutumance sur l’imagination » ([1739] 2006, p. 139) ; l’être humain perçoit et ressent un lien de causalité. Hume affirme que « la connexion nécessaire [entre deux phénomènes] ne se découvre pas par une conclusion de l’entendement mais n’est qu’une perception de l’esprit » (p. 139, en italique dans le texte). La relation causale entre deux phénomènes est directement inférée et non pas induite par un travail de réflexion. Autrement dit, notre perception des unions constantes dans la nature nous permet d’en inférer intuitivement des relations causales, lesquelles deviennent des perceptions directes plutôt que le résultat d’un raisonnement. Ce principe fonctionne autant pour la matière que pour les humains. On infère des règles qui nous permettent de percevoir des relations de causalité dans les comportements humains. Lorsqu’une situation semble aller à l’encontre d’un lien causal perçu, plutôt que de rejeter l’idée de nécessité, l’esprit a tendance à croire qu’il n’a pas perçu tout ce qui détermine l’effet. En d’autres mots, l’exception ne brise pas nécessairement la règle inférée.
Hume place cette réflexion au moment où il veut prouver qu’il n’existe pas, dans l’esprit humain, de différence fondamentale entre la manière dont il conçoit les évidences morales et les évidences naturelles. Pour l’esprit, il n’y a pas de différence entre un lien de causalité inféré entre des éléments naturels — une pomme va toujours tomber si elle est lâchée dans le vide — et des facteurs humains, moraux — un individu entreprendra toujours des actions qui sont dans ses intérêts ou qui suivent sa volonté. C’est cette inférence d’un lien de causalité que Hume appelle nécessité ([1739] 2006, p. 142).
La perception d’une affordance pour Neisser
Le psychologue Ulric Neisser va dans le même sens en disant que lorsqu’on perçoit un objet avec lequel on est familier, on perçoit immédiatement plusieurs possibilités d’action avec cet objet, des manières dont il peut être utilisé, différents contextes dans lesquels il pourrait s’inscrire, etc. Ces significations sont directement perçues avant même que ne le soient les détails qui pourraient nous prouver qu’elles existent (1976, p. 71). Toutes ces possibilités d’actions sont autant une question de perception que la forme d’un objet ou sa couleur.
Il donne l’exemple d’un crayon : en le regardant, sa fonction d’écrire s’impose à notre perception. De la même manière, un automobiliste perçoit immédiatement l’ordre d’arrêter lorsqu’il voit un feu rouge. C’est ce que Neisser, à la suite de James J. Gibson, nomme l’affordance. Il faut noter que les fonctions perçues dépendent des schémas de l’individu qui perçoit.
Every natural object has a vast number of uses and potential meanings, and every optic array specifies an indefinite variety of possible properties. The perceiver selects among these properties and affordances, by virtue of specific readinesses for some or not for others. Perception of meaning, like the perception of other aspects of the environment, depends on schematic control of information pickup (Neisser 1976, p. 72, je souligne).
Je laisse la citation intégrale en anglais en grande partie parce que sa traduction n’est pas simple. J’en expliquerai plutôt le sens à partir d’un exemple de Neisser: celui du jeu d’échecs.
En regardant un échiquier, un bébé ne voit que des pièces et une planche de bois ; il faut d’abord connaître les échecs pour percevoir le concept d’échiquier et la possibilité du jeu. L’information est théoriquement disponible pour tous les sujets, mais va être perçue différemment selon le bagage de chacun (1976, p. 181), selon ce qu’on est prêt à percevoir. Durant une partie, un bon joueur « voit en un sens très littéral les positions des pièces différemment — plus adéquatement et d’une manière plus compréhensible — qu’un novice ou un non-joueur ne le ferait » (p. 180, je traduis, en italique dans le texte). Il perçoit déjà des mouvements potentiels. Plutôt que de contrôler la perception du joueur pour le limiter, la connaissance des règles va rendre possible une perception qui n’existe pas autrement (p. 181). De la même manière, la stratégie d’un joueur le rend prêt à percevoir les états du jeu et certaines possibilités d’actions plutôt que d’autres.
Pour prédire les actions d’un adversaire, il faut connaître le jeu de la même manière que lui. En d’autres mots, il faut être en mesure de capter les mêmes informations à partir des mêmes états de jeu (p. 183). Cette perception d’information doit se faire rapidement dans le contexte des jeux de stratégie en temps réel. Par ailleurs, les actions et décisions du joueur sont déjà dirigées par un schéma qui peut aussi inclure une anticipation d’actions futures (p. 182). Ainsi, anticiper n’est pas nécessairement une question de raisonnement, mais de la perception d’une affordance ou d’une relation de nécessité; ce qu’on appellera — dans un prochain billet —, une habitude.
Références
Branigan, Edward. 1992. Narrative Comprehension and Film. London/New York : Routledge. 325 p.
Hume, David. [1739] 2006. Traité de la nature humaine. Livre II : Des passions. Les classiques des sciences sociales. En ligne. Consulté le 19 mai 2010.
Neisser, Ulric. 1976. Cognition and Reality: Principles and Implications of Cognitive Psychology. San Francisco : W. H. Freeman and Company. 230 p.
Note: Ce billet est une version adaptée d’un extrait de mon mémoire de maîtrise (p. 62-65).
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