Note: Ce billet est une version adaptée d’un extrait de mon mémoire de maîtrise (p. 66-68). |
Le deuxième chapitre de Lector in Fabula d’Umberto Eco ([1979] 1985, p. 30-60) porte sur le travail du philosophe Charles S. Peirce. Eco fonde une partie de son livre consacré à la coopération textuelle sur l’idée qu’un signe établit peu à peu une habitude chez son interprète.
Pour Peirce, l’« habitude s’installe lorsque, en ayant la sensation de faire une certaine action, m, à différentes occasions, a, b, c, nous en venons à la faire à chaque occurrence d’un événement général, l, duquel a, b et c sont des cas spécifiques » (Peirce 1991, p. 76, ma traduction). Eco en cite une définition plus générale: l’habitude est la « tendance [qu’a une chose] à agir de façon semblable dans des circonstances semblables dans le futur » (cité dans Eco [1979] 1985, p. 49).
De la même manière dont David Hume regroupait la nature et les relations humaines, cette habitude est à la fois celle d’objets quotidiens — l’habitude qu’a le papier de brûler lorsqu’on le rapproche du feu — que celle d’individus ou de la pensée — l’habitude développée en jouant à StarCraft de créer un Shuttle en appuyant sur « S » après avoir cliqué sur un Robotics Facility. Ce qu’on nomme les lois de la nature est plutôt une manière de comprendre les habitudes de divers objets qu’on regroupe dans une classe commune, dans un même concept.
Martin Lefebvre utilise aussi le concept d’habitude chez Peirce pour montrer la pertinence d’appliquer la méthode pragmatique, que le philosophe du XIXème siècle propose, à l’interprétation filmique. Suivant Lefebvre, pour connaître un concept, il faut en connaître les habitudes et leurs conséquences : connaître le diamant, c’est connaître ses propriétés (par exemple, sa dureté) et leurs corollaires (par exemple, le fait qu’il peut être le matériau d’outils chirurgicaux). Pour savoir si un objet est fait de diamant, il faut pouvoir en reconnaître ses effets pratiques, ses habitudes. Ces habitudes sont communes à un « continuum » — toutes les choses qui sont des diamants possèdent les mêmes propriétés. Ainsi, l’habitude chez Peirce est « une tendance par rapport à la distribution de prédicats ou de qualités […] sur une quantité indéfinie d’occurrences d’un objet formant un continuum […] » (2007, p. 149).
Si Peirce parle d’habitudes et non de lois, c’est parce qu’il s’agit non pas d’une prédétermination exacte, mais plutôt d’une tendance à l’exactitude. Les habitudes ne concernent pas uniquement des éléments matériels, lesquels sont la plupart du temps perçus comme davantage prévisibles. Lefebvre (2007, p. 148) rappelle que chez Peirce, « il n’y a pas de distinction fondamentale entre l’esprit et la matière ». Ainsi, Lefebvre parle d’habitudes culturelles pour indiquer ce qu’on associe à une chose au-delà ce qu’on pourrait nommer ses qualités physiques, mais qui sont tout de même tout autant des habitudes ; dans le cas du diamant, on peut référer à son utilisation pour des bijoux (2007, p. 174). Ces habitudes acquises sont l’objet principal des sciences humaines (p. 178).
C’est dans le même sens qu’on peut parler d’habitudes stratégiques dans StarCraft pour parler des propriétés de certaines situations de jeu. L’habitude qu’ont certaines unités — par exemple, les Marines peuvent tirer les unités volantes, les Dark Templars sont invisibles, etc. — n’est pas fondamentalement différente dans la pensée du joueur que ses habitudes stratégiques. Tout comme un joueur sait que les Reavers ne se mettront pas subitement à voler, il sait que ses adversaires ont des tendances plus ou moins précises à favoriser certaines actions plutôt que d’autres dans une situation de jeu donnée, qu’ils ont des habitudes stratégiques. Adriaan de Groot note que les joueurs d’échecs expérimentés font ce genre d’inférence : « un joueur reconnaît un type d’ouverture à partir d’un état des pièces et peut voir immédiatement ce qui se passe et ce qui devrait, en principe, arriver à partir de configurations typiques des pièces — acquises par expérience » (cité dans Holding 1985, p. 74, je traduis).
La connaissance de nombreuses situations de jeu entraîne la reconnaissance d’habitudes stratégiques à partir de situations stéréotypées. Si un joueur terran a une stratégie d’ouverture qui comporte deux Factories, son adversaire peut prévoir qu’il aura un bon nombre d’unités mécaniques plutôt que de l’infanterie d’ici quelques minutes. Il ne s’agit pas d’exactitude ; deux Factories n’entraînent pas nécessairement une armée mécanique, mais la cooccurrence de ces deux phénomènes est si répétée qu’elle peut entraîner automatiquement cette inférence chez le joueur, qui développe sa propre habitude d’action, sa propre habitude stratégique pour réagir à une habitude stratégique perçue. Bien entendu, un joueur expérimenté jouera avec les habitudes d’action de son adversaire et sa reconnaissance d’habitudes pour le déjouer.
Vulture, une unité terran très présente dans les stratégies d’ouverture impliquant deux Factories (source: TeamLiquid).
Penser, pour Peirce, permet de créer ces habitudes d’action, de fixer son opinion ([1879] 1986b, p. 363). Le doute est un élément indésirable dont on veut en général se débarrasser en fixant son opinion, c’est-à-dire en le transformant en croyance, soit une habitude d’esprit qui gouverne nos actions ([1878] 1986a, p. 344). Une habitude d’esprit peut être considérée comme bonne ou mauvaise « suivant qu’elle porte ou non à tirer des conclusions vraies de prémisses vraies » (p. 342). Ainsi, l’exactitude n’est jamais un élément nécessaire pour guider l’action.
Pour reprendre le vocabulaire de la psychologie cognitive, cette notion d’habitude nous permet de comprendre en partie la manière dont les cadres se forment et comment ils agissent sur les attentes d’un joueur. On y reviendra dans un prochain article.
Références
Eco, Umberto. [1979] 1985. Lector in fabula. Le rôle du lecteur. Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher. Paris : Grasset. 314 p.
Holding, Dennis Harry. 1985. The Psychology of Chess Skill. Hillsdale : Lawrence Earlbaum Associates. 271 p.
Lefebvre, Martin. 2007. « Théorie, mon beau souci ». Cinémas. Revue d’études cinématographiques, vol. 17, nos 2-3, p. 143-192.
Peirce, Charles S. 1986a. « Comment se fixe la croyance » [1878]. Dans Writings of Charles S. Peirce. A Chronological Edition. Vol. 3, p. 338-355. Bloomington : Indiana University Press. D’abord paru dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 6, décembre, p. 553-569.
Peirce, Charles S. 1986b. « Comment rendre nos idées claires » [1879]. Dans Writings of Charles S. Peirce. A Chronological Edition. Vol. 3, p. 355-374. Bloomington : Indiana University Press. D’abord paru dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 7, janvier, p. 39-57.
Peirce, Charles S. 1991. « Some Consequences of Four Incapacities ». Peirce on signs : writings on semiotic, p. 54-84. Chapel Hill: University of North Carolina Press.
Laisser un commentaire