Le bogue dont j’ai fait l’expérience récemment m’a rappelé un exemple que j’ai donné à la session d’hiver qui montre bien la difficulté qu’il y a à créer une situation d’immersion.
Nous avons discuté durant un des cours de plusieurs éléments de distanciation dans les jeux vidéo. L’idée de distanciation est héritée de Bertolt Brecht dans son théâtre politique, expliquée entre autres dans son Petit organon pour le théâtre en 1948. Pour lui, c’est tout ce qui brise le « quatrième mur », ce qui sort de l’univers de la fiction et qui rappelle au spectateur qu’il est en train de regarder une pièce de théâtre. Une fois en état de distanciation, le spectateur serait plus réceptif au message politique même.
Cette idée de distanciation a parfois été utilisée aussi dans le contexte ludique et médiatique. Johan Huizinga y faisait une allusion dans son Homo Ludens:
L’ambiance du jeu est par nature instable. À tout moment, la « vie courante » peut reprendre ses droits, soit sous l’effet d’un choc extérieur qui trouble le jeu, ou d’une infraction aux règles, soit en raison d’une circonstance interne: affaissement du sentiment ludique, désillusion, désenchantement ([1938] 1954, p. 47, je souligne).
Oliver Grau, dans son livre particulièrement important pour la notion d’immersion, place cette idée comme l’objectif central de son propos:
Je vais montrer que les techniques immersives, comme l’interface transparente ou l’interface dite naturelle, affectent l’institution du spectateur et comment, de l’autre côté, une interface visible et fortement accentuée rend le spectateur conscient de son expérience immersive et particulièrement apte à la réflexion (2003, p. 10, je traduis et je souligne).
Ernest Adams et Andrew Rollings vont jusqu’à écrire que sauvegarder dans un jeu bloque l’immersion du joueur parce qu’elle se déroule à l’extérieur du monde du jeu (2010, p. 280). D’où, par exemple, l’emploi de l’auto-sauvegarde, permettant au joueur de ne pas avoir à réfléchir à la sauvegarde.
Par contre, dans certains cas, l’auto-sauvegarde peut être plus problématique encore, comme dans cet exemple de Battlefield 3:
Cet exemple est très parlant. Visiblement, parce que je ne m’étais pas assuré d’éliminer tous les ennemis « derrière » le point de sauvegarde automatique, je suis directement tué dès que je réapparais — de nombreuses fois.
Ici, plutôt que d’être immergé dans le rôle d’un personnage de la fiction qui doit trouver une solution pour se sortir d’une situation problématique dans le monde du jeu, je suis rappelé à mon rôle de joueur qui joue contre le jeu pour se sortir d’une situation problématique dans le monde réel que le jeu comme objet a créée.
Références
Adams, Ernest et Andrew Rollings. 2010. Fundamentals of game design. 2nd éd. Berkeley, CA: New Riders.
Brecht, Bertolt. [1948] 1990. Petit organon pour le théâtre ; suivi de Additifs au Petit organon. 3e éd. Paris: L’Arche.
Grau, Oliver. 2003. Virtual art : from illusion to immersion. Cambridge, MA/London: MIT Press.
Huizinga, Johan. 1951 [1938]. Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu. [Paris]: Gallimard.
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