L’esthétique en tuiles et le regroupement en items

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Cet article est un extrait adapté de mon mémoire de maîtrise (p. 68-71).

Lorsque j’ai écrit sur la perception dans le contexte des jeux de stratégie, j’ai précisé que le joueur utilisait des cadres pour penser plus rapidement, pour percevoir en termes d’habitudes. Ces cadres et ces habitudes sont des outils fondamentaux mais parfois aussi un couteau à double-tranchant.

Marvin Minsky l’explique dans l’article où il introduit les cadres:

Choisis efficacement, ces stéréotypes peuvent servir comme un ensemble de structures de base fort utiles pour l’expérimentation; choisis de manière inefficace, ils peuvent former une collection de biais irrationnels paralysants (Minsky 1975, p. 228-229, je traduis).

Tous les types de cadres peuvent à la fois servir d’outil fonctionnel ou être un biais empêchant de percevoir certaines choses. Autant la stratégie d’un joueur peut être une base fonctionnelle pour son jeu, autant il peut l’empêcher de voir autre chose que ce à quoi il accorde de la valeur a priori — pensons au scrub de David Sirlin qui ne voit que les règles du jeu qu’il préfère. Autrement dit, ce n’est pas en pensant à l’ensemble des possibilités permises par les règles du jeu qu’un joueur s’améliore, mais plutôt en étant capable de reconnaître l’habitude stratégique à adopter en relation avec le plan stratégique de son adversaire. En ce sens, lorsqu’il maîtrise le jeu, ses possibilités ne s’élargissent pas, elles se précisent. En contrepartie de la rapidité de jeu que ces habitudes confèrent, elles peuvent limiter le champ des possibles du joueur, qui associe directement une situation immédiate à une réaction.

Par exemple, un joueur qui s’habitue aux parties de StarCraft II en ladder pourra avoir de la difficulté à plonger dans un scénario différent parce que, par exemple, il ne sera pas habitué à ce que sa base principale ait si peu de minéraux, ou encore, dans un scénario de campagne où l’ordinateur débute avec une base complète, parce qu’il ne pourra pas prévoir la composition de l’armée adverse ou les moments où il y aura une attaque.

L’esthétique en tuiles

Ce qui favorise ce type d’habitudes et d’affordance dans un jeu comme les échecs, c’est que les pièces sont représentées par leur fonction dans le jeu. C’est le cas dans la plupart des jeux de stratégie: Rollings et Adams parlent d’une esthétique en tuiles:

[…] les mondes en tuiles sont à peu près toujours utilisés dans le genre de la stratégie car ils permettent plus facilement la pensée tactique. […] Si un joueur peut penser en termes de tuiles ayant des propriétés fixes, cela lui permet de construire son modèle cognitif intérieur du monde du jeu beaucoup plus facilement (Rollings et Adams 2003, p. 340, je traduis).

Le principe de StarCraft est très semblable. L’affordance — et de là la perception de continuums — est favorisée par la représentation en tuiles des unités et des bâtiments. Chaque fois qu’une situation de jeu implique des Hydralisks, le joueur peut rapidement associer cette situation à une autre dans laquelle d’autres Hydralisks, représentés exactement de la même manière, jouaient un rôle semblable.

Rencontre avec des paysans dans Heroes of Might and Magic II.
Rencontre avec des paysans dans Heroes of Might and Magic II.

Dans Heroes of Might and Magic II, chaque paysan est représenté de la même manière, permettant rapidement d’inférer ses possibilités d’action. On sait alors dès qu’on les rencontre qu’on pourra les battre toujours très facilement. Dans les jeux de stratégie, l’hypothèse qu’une unité ou un bâtiment appartienne à un certain continuum — un type — se confirme presque instantanément parce que toutes les occurrences d’un continuum sont représentés de façon identique.

Dans d’autres jeux vidéo, au contraire, deux personnages même très semblables peuvent avoir des possibilités d’action très différentes. La rencontre avec un personnage inconnu qui nous donne rendez-vous quelque part dans Oblivion, par exemple, repose en grande partie sur l’impossibilité qu’il y a à prévoir ses actions.

Le regroupement en items

Pour Neil Charness, lorsqu’un joueur d’échecs regarde une situation de jeu, il regroupe les pièces en différents items (1977, p. 40). Un item [chunk] est une unité dans la mémoire à long terme. Il est une manière de comprendre différents éléments singuliers comme un même continuum. Par exemple, un numéro de téléphone est plus facile à se rappeler comme un ensemble que par chacune de ses parties. Aux échecs, les joueurs expérimentés regroupent les pièces en différents items, là où un joueur novice ne peut pas placer plus d’une pièce dans le même (p. 42). Un principe similaire fonctionne dans StarCraft : une armée composée d’Ultralisks et de Zerglings, supportés par des Defilers, sera souvent appelée simplement un « Ultraling ». L’ensemble de l’état du jeu peut être plus facilement compréhensible dans ses grandes unités que dans les détails de sa composition. Un item d’unités ou de bâtiments devient plus facile à intégrer dans des habitudes.

La compréhension d’habitudes par un joueur concerne autant la propension de certaines unités à faire certaines actions — par exemple, constater que le Defiler a la possibilité d’utiliser le pouvoir « Dark Swarm » — que les possibilités de jeu à certains moments et par certains joueurs, lesquelles concernent plus spécifiquement les plans stratégiques.

Il ne s’agit pas pour un joueur de prévoir les actions de son adversaire en pensant plusieurs coups à l’avance. Il s’agit plutôt de penser en termes de nécessité, d’affordances et d’habitudes pour savoir quoi faire dans le plus de circonstances probables possibles. Le joueur apprend ainsi à la fois les règles du jeu et les habitudes stratégiques. Mais cet apprentissage ne concerne pas seulement des connaissances théoriques — ce qu’on abordera plus en détails dans un prochain billet.

Références

Charness, Neil. 1977. « Human Chess Skill ». Dans Peter W. Frey (dir.), Chess skill in man and machine. Texts and monographs in computer science, p. 34-53. New York: Springer-Verlag.

Minsky, Marvin. [1974] 1975. « A Framework for Representing Knowledge ». Dans P. H. Winston (dir.), The Psychology of Computer Vision, p. 335-352. New York: McGraw-Hill. <http://dspace.mit.edu/handle/1721.1/6089>.

Rollings, Andrew et Ernest Adams. 2003. Andrew Rollings and Ernest Adams on game design. 1ère éd. Indianapolis, Ind.: New Riders.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


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