Michel de Certeau s’intéresse aux usages quotidiens du citoyen comme moyens de résistance dans la société. La distinction qu’il opère entre stratégie et tactique lui sert de méthode pour une analyse de pratiques de résistance au sein d’un système qui impose ses règles. Si la stratégie de la théorie des jeux ne s’appliquait qu’à un contexte qu’on peut énoncer sous forme mathématique, de Certeau propose la tactique pour montrer, justement, qu’un rapport de pouvoir et de décisions implique davantage qu’une forme discursive.
C’est à partir de l’idée d’énonciation qu’il illustre la différence entre stratégie et tactique. Toute énonciation est, pour lui, « un nœud de circonstances, une nodosité indétachable du “contexte” dont abstraitement on la distingue » ([1980] 1990, p. 56). Tout acte énonciatif est fait dans un certain contexte, d’une certaine manière, à un temps donné. L’énoncé n’apparaît pas sans tout ce qu’il y a autour ; le discours n’existe pas autrement que dans les circonstances où il est actualisé.
Pour illustrer ce rapport, de Certeau définit deux niveaux à l’énonciation. Le premier niveau est la représentation, la trajectoire. Il s’agit du calcul de rapports de forces qui tient en compte des sujets fixés, clairs, isolables. Un discours qui ne tient en compte que ce premier niveau est une stratégie. Elle est la carte qui représente un lieu, qui l’observe de l’extérieur. Une stratégie est un système de règles, d’éléments fixes et rigides.
Or, le second niveau de l’énonciation implique des éléments singuliers, un contexte, une pratique du temps, des occasions, qui ne sont a priori pas tenus en compte par le premier niveau. Les tactiques tiennent compte de ce deuxième niveau de règles du discours, qui relève davantage des actes, des opérations, des usages. Elles s’opèrent dans un espace régit par d’autres règles, avec les variables que des circonstances particulières leur imposent. Elles sont des « manière[s] de faire », des « style[s] », « dans un champ qui les régule à un premier niveau » (p. 51).
Le problème que de Certeau fait ressortir, c’est le « quiproquo » méthodologique qui s’opère entre ces deux niveaux : une stratégie est la représentation d’un espace par une carte sans tenir compte de son usage réel. Il ne faut pas croire qu’elle peut être pleinement représentative de l’usage d’un espace dans un contexte précis. Pour de Certeau, dans un rapport de forces, le plus fort doit se contenter de l’élaboration de stratégies (premier niveau), alors que le plus faible peut profiter de l’avantage du terrain, c’est-à-dire faire preuve de tactique (second niveau). C’est en se référant à Clausewitz que de Certeau dit que les ruses (qu’il traduit en ses termes par tactiques) seraient vaines pour le plus fort, parce que les effets de tromperie seraient « dangereux » pour sa supériorité considérant tout ce qui devrait être mobilisé ([1980] 1990, p. 61).
[…] les stratégies misent sur la résistance que l’établissement d’un lieu offre à l’usure du temps ; les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu’il présente et aussi des jeux qu’il introduit dans les fondations d’un pouvoir (De Certeau [1980] 1990, p. 63, tel quel).
Pour qu’un commandant mobilise une stratégie qui fonctionne, il faut qu’il puisse établir des éléments fixes sur lesquels faire reposer ses actions. Celui qui lui résiste peut user de tactique, soit un jeu de circonstances, d’utilisations de moments qui ne peuvent être prévus d’avance.
Un contexte d’énonciation est un événement que la stratégie ne peut maîtriser complètement. Il est composé d’éléments qu’elle ne peut aborder. C’est suivant ces caractéristiques qu’on peut adapter ces concepts aux jeux de stratégie en temps réel. Pour comprendre la stratégie comme processus, il faut savoir qu’un joueur de jeu de stratégie en temps réel doit miser à la fois sur la stratégie (en tant que discours ou plan) et sur la tactique. On explorera plus précisément ces distinctions au contexte des STR dans un prochain billet.
Cet article est un extrait revu et augmenté de mon mémoire de maîtrise (p. 55-57).
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