Les premières analyses du jeu vidéo se sont intéressées à des jeux pour leurs qualités narratives et littéraires, notamment Adventure (William Crowther & Don Woods, 1977), un jeu entièrement textuel où il faut aussi entrer des commandes de texte pour faire quelque chose.
C’est quelque part cette approche narrative envers le jeu vidéo qui a mené à son analyse comme on la connaît aujourd’hui. On peut d’ailleurs tout à fait poser la question directement: le jeu vidéo est-il une nouvelle forme de récit? C’est cette question qui a été préconisée par les chercheurs qu’on a appelé les narratologues en études du jeu vidéo.
Le schéma actantiel du récit vidéoludique
Au fond, un jeu comme The Legend of Zelda: A Link to the Past (Nintendo, 1991) peut être analysé avec le schéma actantiel proposé à l’origine par Algirdas Julien Greimas tel qu’on le voit en littérature ou au cinéma.
Pour les narratologues classiques, comme André Gardies (1993, p. 33) pour l’étude du cinéma, un récit classique implique qu’un [A] destinateur demande à un [B] sujet qu’il atteigne un [C] objet pour le compte d’un [D] destinataire, en rencontrant des [E] adjuvants et des [F] opposants.
Dans A Link to the Past, [A] Zelda demande à [B] Link d’aller [C] stopper Agahnim pour sauver le [D] royaume d’Hyrule, aidé [E] d’objets magiques et stoppé par [F] divers ennemis et obstacles. La première minute du jeu synthétise déjà la plupart de ces rôles actantiels.
Pour quelqu’un qui a une approche narratologique, comme le synthétise Dominic Arsenault, « jouer à un jeu vidéo, essentiellement, c’est jouer le rôle du personnage principal d’une histoire et prendre part à une “narration interactive” » (Arsenault 2006, p. 6).
Le contre-exemple classique
Bien sûr, il y a un contre-exemple classique qui vous est peut-être déjà venu en tête à la lecture de cet article:
Ceux qui se nommeront les ludologues prendront une approche antinomique à ceux qu’ils désigneront presque péjorativement comme narratologues: le jeu vidéo n’est pas un récit, mais un jeu. Tetris ne raconte rien: il est un ensemble de règles du jeu que le joueur suit pour éventuellement y prendre plaisir.
Le concepteur de jeu Greg Costikyan voit même le jeu vidéo comme l’antithèse du récit:
L’histoire est l’antithèse du jeu. La meilleure manière de raconter une histoire est sous forme linéaire. La meilleure manière de créer un jeu est de fournir une structure au sein de laquelle le joueur a la liberté d’action. Créer un « jeu qui raconte une histoire » (ou une histoire avec des éléments de jeu), c’est tenter la quadrature du cercle, essayer d’inventer une synthèse à l’antithèse du jeu et de l’histoire (Costikyan 2000, p. 51, je traduis).
Markku Eskelinen propose de synthétiser la question dans le tout premier numéro de la revue universitaire Game Studies avec une analogie:
À l’extérieur des théories universitaires, les gens sont la plupart du temps excellents pour faire la distinction entre un récit, une pièce de théâtre et un jeu. Si je vous lance un ballon, je ne m’attends pas à ce que vous le laissiez tomber et attendiez jusqu’à ce qu’il commence à vous raconter des histoires (Eskelinen 2001, je traduis).
Bien sûr, si je demande à quelqu’un de prendre part à une partie de Monopoly plutôt que de lire un roman, je m’attends à ce qu’il les voit comme deux activités bien différentes. Ce qu’implique un jeu — prendre des décisions, lancer un dé, bouger un pion, etc. — est assez différent de ce que demande la lecture ou l’écoute d’une histoire.
Eskelinen va plus loin: ce n’est pas la nature du jeu informatique qui le rendrait plus « narratif », mais une décision quelque part du côté du département marketing. L’histoire n’est qu’un décor ou un ornement.
Le récit et l’analyse du jeu vidéo
Il reste que quelque chose dans le jeu vidéo a changé qui a intéressé des universitaires en littérature et en cinéma. Ce quelque chose porte sans doute même un nom: Myst (Cyan, 1993). Vous pouvez en avoir un aperçu ici:
Jonathan Lessard explique que Myst, en empruntant plusieurs procédés au cinéma, « crée un monde d’une beauté étrange et intrigante dont l’atmosphère méditative tranche avec l’idée que le public se fait du jeu vidéo en général » (2013, p. 221). Pour donner un aperçu de cette idée du jeu vidéo que le public avait en 1993, voyons un autre titre devenu classique paru la même année, DOOM (id Software):
On peut supposer que sans un intérêt originel pour l’aspect narratif des jeux, il n’y aurait pas d’analyse du jeu vidéo telle qu’on la connaît aujourd’hui. Il reste que des jeux aussi variés que DOOM, Myst, Adventure, Tetris et The Legend of Zelda nécessitent très certainement d’être pensés avec des modèles différents.
Le jeu vidéo n’est pas uniquement ni nécessairement un récit et tous les jeux ne peuvent pas être analysés avec la narration en tête. Comme on le verra au prochain billet, le style d’un jeu est sans doute la première chose à laquelle on peut s’intéresser pour mieux le décortiquer.
Références
Arsenault, Dominic. 2006. « Jeux et enjeux du récit vidéoludique: la narration dans le jeu vidéo ». Mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal.
Costikyan, Greg. 2000. « Where Stories End and Games Begin ». Game Developer Magazine (septembre), p. 44-53. En ligne. Fac-similé numérique. Dans GDC Vault (p. 51).
Eskelinen, Markku. 2001. « The Gaming Situation ». Game Studies, vol. 1, no. 1. <http://www.gamestudies.org/0101/eskelinen/>.
Gardies, André. 1993. Le récit filmique. Paris: Hachette.
Lessard, Jonathan. 2013. « Histoire formelle du jeu d’aventure sur ordinateur (le cas de l’Amérique du Nord de 1976-1999) ». Thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal.
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