Désolé de ne pas avoir pu écrire la semaine dernière: les derniers temps ont été assez chargés. J’ai remis à la une mon article sur les dimensions dans le jeu vidéo, dont le thème s’inscrit dans le cours que je donne sur l’analyse stylistique.
Cette semaine, parmi les types d’analyse proposés plus tôt, je propose qu’on s’intéresse à l’espace-temps.
On a déjà compris que les jeux vidéo étaient « à moitié réels » selon Jesper Juul. L’idée est essentiellement que le jeu vidéo est à la fois une activité bien réelle, mais aussi qu’il permet de faire des actions fictives. La même dualité a lieu quant à l’espace-temps. Juul le décrit bien:
Les règles séparent le jeu du reste du monde en créant un espace où elles s’appliquent; la fiction projette un monde différent du monde réel. L’espace du jeu fait partie du monde où il est joué, mais l’espace de la fiction est extérieur au monde où elle est créée (2005, p. 164, je traduis et souligne).
On peut penser qu’il y a un espace-temps où se déroule le jeu, qu’on appelle le cercle magique, et un espace-temps où se déroule la fiction, qu’on appelle la diégèse.
Le cercle magique: l’espace-temps du jeu
Le concept de cercle magique est souvent controversé, notamment parce que plusieurs le trouvent simpliste. Katie Salen et Eric Zimmerman empruntent l’expression au philosophe Johan Huizinga qui a théorisé le jeu dans les années 1930. Huizinga expliquait qu’en jouant à des jeux, on créait « des mondes temporaires au coeur du monde habituel » (je traduis, cité dans Salen & Zimmerman 2004, p. 95) où « des règles spéciales s’appliquent ».
Pour reprendre l’exemple de Salen et Zimmerman, imaginons que vous jouez au Serpents et échelles. Vous rassemblez le plateau, les pièces et un dé: des accessoires qui appartiennent à notre monde réel. Mais une fois qu’on commence à jouer, les accessoires prennent un sens différent, parce qu’ils appartiennent au cadre spécifique créé par le jeu.
Parce que vous jouez à un jeu, ce qui avait un sens ordinaire dans la vie quotidienne vient à prendre un sens spécifique lié aux règles du jeu. La pièce n’est plus un morceau de plastique, mais un objet ayant un sens pour la partie en cours. Ils font partie d’un cercle magique, un espace-temps où le jeu a lieu.
La principale critique du concept est sa porosité. Un jeu ne crée pas une frontière spatiale et temporelle précise entre ce qui y entre et ce qui n’y entre pas. Dans un jeu de plateau typique, on sait bien qu’une pièce fait partie du jeu mais qu’un verre d’eau posé sur la même table n’en fait pas partie.
Mais si je joue aux Loups-garous de Thiercelieux et qu’un autre joueur me fait des signes pour m’indiquer qu’il incarne un rôle spécifique, ces signes font-ils raisonnablement partie du jeu? Si un autre joueur tape du pied et me dérange ou si je suis assis inconfortablement, l’espace-temps du jeu n’est évidemment pas dissocié de l’espace-temps qui m’entoure.
La diégèse: l’espace-temps de la fiction
Mais le jeu vidéo peut proposer aussi une fiction. L’univers dans lequel une histoire se déroule s’appelle, en narratologie, la diégèse.
La diégèse est donc l’histoire comprise comme pseudo-monde, comme univers fictif dont les éléments s’accordent pour former une globalité. Il faut dès lors la comprendre comme le signifié ultime du récit: c’est la fiction au moment où non seulement celle-ci prend corps, mais aussi où elle fait corps (Aumont et al. 2004, p. 80).
L’espace-temps de la fiction est l’univers dans lequel se déroule le récit d’un jeu vidéo. Si je joue à Europa Universalis IV (Paradox Development Studio, 2013), l’espace-temps de la fiction est la planète Terre entre 1444 et 1821. Je ne peux jouer qu’une heure un soir de semaine, j’aurai parcouru une dizaine d’années diégétiques si j’ai joué mon pays entre 1444 et 1454.
L’espace-temps de la fiction n’est pas toujours simple ni même cohérent; il peut même être qualifié d’elliptique dans les jeux de stratégie. En jouant à Age of Empires, mes unités resteront les mêmes de l’âge de pierre à l’âge du fer. Le manuel d’instructions, dans les possibilités de victoire, montre une autre incohérence:
La première civilisation qui construit une merveille tenant debout pendant 2 000 ans (jusqu’à ce que l’horloge atteigne zéro, soit 15 minutes de jeu environ), remporte la partie » (p. 6).
Lorsqu’on construit une merveille un compteur commence, qui avance de 5 ans en près de deux secondes. Un soldat peut faire quelques pas et voir cinq ans de temps fictionnel s’écouler. Pour paraphraser Mark J.P. Wolf (2012, p. 124), le joueur devra remplir les trous dans l’univers fictionnel à partir de ce qu’il connaît du monde réel ou des conventions de genre.
C’est d’ailleurs ce dernier point, les conventions de genre, qu’on abordera la semaine prochaine.
Références
Aumont, Jacques, Alain Bergala, Michel Marie et Marc Vernet. [1983] 2004. Esthétique du film (3e édition). Paris: Nathan.
Juul, Jesper. 2005. Half-real : video games between real rules and fictional worlds. Cambridge, MA: MIT Press.
Salen, Katie et Eric Zimmerman. 2004. Rules of Play : Game Design Fundamentals. Cambridge, MA: MIT Press.
Wolf, Mark J. P. 2012. « World Gestalten: Ellipsis, Logic, and Extrapolation in Imaginary Worlds ». Projections, vol. 6, no 1, p. 123-141.
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