« Le design, c’est le processus d’aller d’une condition existante à une meilleure condition », nous dit le récipiendaire du National Medal of Arts de 2010. « Notez bien qu’il n’y a aucun lien avec l’art ».
— Milton Glaser, cité dans Quito 2016.
J’ai la chance cette session-ci de pouvoir donner le cours Design orienté vers l’utilisateur (DJV1322) avec la collaboration de mon collègue Danny Godin. Bien que j’aie pu donner un cours avec une dimension pratique à la dernière session, j’ai pris l’occasion de ce cours pour mieux explorer la question du design, notamment en l’opposant avec l’idée d’art.
Art et design
Le baccalauréat en création de jeu vidéo qui se donne à l’UQAT à Montréal a deux profils nommés « Art » et « Design ». Le profil art regroupe les étudiants qui se destinent aux métiers axés sur la 3D et l’aspect visuel (modélisation, animation, etc.) alors que le profil design touche plutôt aux règles du jeu, à la conception de niveaux, à la narration, etc.
Par contre, la distinction design et art n’est pas tout à fait liée à cette division des métiers qu’on retrouve de manière plus ou moins formelle dans l’industrie des jeux vidéo. Un objet d’art ne réfère pas du tout à la même chose qu’un objet de design; leur contexte de création et de réception ne sont en général pas les mêmes. C’est ce que nous dit Stéphane Vial dans un court essai sur le design.
Du point de vue esthétique, il est vrai que la réception des objets de design est comparable à celle des œuvres d’art, comme en témoigne la chaise Red and Blue (1917) de Gerrit Rietveld, conçue comme une abstraction pour l’esprit plus que comme une assise pour le corps (Vial 2010, p. 67).

Une chaise, lorsqu’elle est conçue pour être exposée plutôt qu’être utilisée, va impliquer une création très différente. Règle générale, l’art laisse une grande liberté créatrice alors que le design est davantage conçu comme une manière de créer avec la contrainte de l’utilité. Là où l’art a des objectifs flous, selon les intentions de son créateur, le design a des objectifs relativement clairs, liés à un public cible et des besoins particuliers.
Conséquemment, l’art ne peut pas être vu aussi facilement comme « réussi » ou « efficace », car tout dépend de son contexte de réception et de la prédisposition de son public. On peut chercher, jusqu’à un certain point, à vérifier si l’intention de l’auteur a fonctionné, mais on peut juger une œuvre bien au-delà des intentions. Le design a par contre une efficacité mesurable en fonction de l’atteinte d’objectifs assez précis.
Le designer, en revanche, ne jouit pas d’une liberté sans bornes. Il est soumis à un faisceau complexe de contraintes et de normes en évolution permanente. Mais surtout: il est soumis au verdict des usagers (Vial 2010, p. 69).
Cette opposition fondamentale entre art et design me permettait de mettre en évidence un enjeu central du cours. La problématique que je souhaitais explorer tout au long de la session était la suivante: le jeu vidéo est-il un objet de design?
La réponse que je donne en est une mitigée. Le design de jeu vidéo est avant tout une méthode, parce que le jeu vidéo est le résultat d’un design. La fonction d’un jeu vidéo n’est pas aussi précise que peut l’être celle d’une cafetière ou d’une chaise.
Par contre, le design peut en tant que méthode implique que, une fois qu’on a bien établi quels sont les objectifs, les usagers cibles et/ou le type d’expérience souhaitée, on peut réfléchir aux moyens nous permettant de les atteindre. Même si l’objectif lui-même est moins déterminé qu’un objet utilitaire quotidien, son atteinte reste relativement mesurable.
Construire son utilisateur ou construire pour son utilisateur?
Les approches inspirées des études littéraires ou cinématographiques tendent à considérer l’idée qu’on puisse avec une plus ou moins grande certitude prévoir l’utilisateur de l’objet d’art. C’est le cas de la coopération textuelle développée par Umberto Eco dans son Lector in Fabula, que je ne ferai qu’esquisser ici. Eco explique que, dès l’écriture d’un texte, on doit tenir en compte l’interprétation qu’un lecteur en fera — autrement dit, on doit prévoir la manière dont son lecteur comprendra le texte.
[…] un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif; générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre — comme dans toute stratégie (Eco [1979] 1985, p. 65).
En développant le concept de Lecteur Modèle, soit un lecteur qui suivrait toutes les pistes interprétatives présentées dans le texte, Eco rend cette idée tout à fait claire. Il implique non pas qu’un créateur écrive pour quelqu’un d’hypothétique qui pourrait exister quelque part, mais que son travail d’écriture sert à former un lecteur tout au long de la lecture. Au final, c’est dire que le simple fait d’écrire d’une certaine manière entraîne le lecteur à interpréter le texte dans un sens voulu.
Donc, prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement « espérer » qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire (Eco [1979] 1985, p. 69).
Pourtant, il existe bel et bien une alternative à « construire » son lecteur, et c’est là l’approche du design orienté vers l’utilisateur.
L’expression user-centered design vient à la base de Don Norman, connu pour son The Design of Everyday Things. C’est une approche très générale qui implique notamment qu’on puisse:
- S’informer sur qui utilisera l’objet;
- Savoir quels sont les désirs de l’utilisateur;
- Savoir quelles sont les connaissances et/ou les limites de nos usagers;
Poussée à l’extrême, l’approche pourrait impliquer de répondre un peu trop littéralement aux demandes des utilisateurs, sans réfléchir à l’utilité et l’accessibilité du produit, comme dans cet épisode des Simpson (« Oh Brother, Where Art Thou? », The Simpson, James L. Brooks, Matt Groening, Sam Simon, S2E15, 1991):
Un certain nombre de moyens ont été utilisés pour réfléchir à son utilisateur, que ce soit en y réfléchissant à partir de différentes typologies de joueurs et de personnalités jusqu’à une vision très stéréotypée de son utilisateur (la division hardcore/casual, etc.). Bien sûr, effectuer des tests-utilisateurs est sans doute le moyen le plus efficace pour voir si l’utilisation actuelle est bien celle prévue.
Pour résumer, le design orienté vers l’utilisateur consiste à mettre l’utilisateur au centre du processus de design. Bien sûr, cette approche reste très générale et entraîne son lot de questions, que ce soit pour le design en général ou de manière appliquée au jeu vidéo. On aura l’occasion, bien sûr, d’explorer le tout dans de prochains billets.
Références
Eco, Umberto. [1979] 1985. Lector in fabula, Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris: Grasset.
Norman, Donald A. 2013. The design of everyday things. Revised and expanded edition. New York, NY: Basic Books.
Quito, Anne. 2016. « “Design has nothing to do with art”: Design legend Milton Glaser dispels a universal misunderstanding ». Quartz, 31 octobre.
Vial, Stéphane. 2010. Court traité du design. Paris: Presses universitaires de France.
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