Richard Bartle et le rôle des typologies : joueurs, pratiques ou communautés?

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Ce texte sur la typologie de Richard Bartle a été présenté lors d’une séance de séminaire du groupe de recherche HomoLudens, le 13 mars 2015. Il a été mis en ligne en format PDF sur Academia. La version ci-présente a été adaptée au format blogue en février 2017.

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Texte commenté : Bartle, Richard A. 1996. « Hearts, Clubs, Diamonds, Spades: Players Who Suit MUDs ». The Journal of Virtual Environments, vol. 1, no 1. Dans Richard A. Bartle [site personnel]. <http://www.mud.co.uk/richard/hcds.htm>.

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Le texte de Richard A. Bartle (1996) n’est plus à présenter tellement il est devenu un classique en études du jeu vidéo. Voilà certainement la raison principale pour laquelle il est pertinent de le présenter. L’objectif de cette présentation à l’égard de ce texte en ce sens est double : 1) présenter l’héritage de la conception de Bartle des Multi-user dungeons (MUDs) sur les recherches universitaires; 2) déconstruire le texte de Bartle pour mieux en comprendre la subtilité et les principes mêmes. On verra pour quelles raisons l’héritage de ce texte n’est pas nécessairement redevable uniquement aux travaux de Bartle, mais plutôt à ce qu’on a cherché à lui faire dire.

Ce texte est central à la réflexion d’HomoLudens en ce sens qu’il nous permet de réfléchir aux enjeux propres à une grille d’observation de pratiques et de communautés. Mais justement, le texte de Bartle propose en fait une typologie de joueurs, et c’est effectivement dans cette direction qu’il fut utilisé par les travaux en études du jeu vidéo, en conception de jeu et en psychologie. Il importera en ce sens de mieux comprendre la relation entre jeux, joueurs, pratiques et communautés dans sa réflexion, relation qui me semble être au fond la suivante : pour étudier des communautés très spécifiques qui sont celles de jeux spécifiques que sont les MUDs, Bartle propose une typologie de différentes pratiques qui peuvent se penser en équilibre et qui peuvent, ou non, correspondre à des types de joueurs empiriques.

Je propose d’abord un résumé analytique du texte de Bartle pour mieux comprendre son approche, ses conclusions et les enjeux épistémologiques qui en découlent. Ensuite, explorons l’héritage de ce texte dans diverses disciplines universitaires. Enfin, on ouvrira quelques pistes pour mieux comprendre ce que Bartle peut nous apprendre.

1) Les joueurs qui « conviennent aux » MUDs

Le texte de Bartle débute en expliquant le contexte des MUDs. Il explique que ce contexte de sens pousse les utilisateurs de MUDs à les qualifier de jeu, même s’il note que plusieurs auteurs s’y sont déjà intéressés pour leurs vertus sérieuses. Mais dans les faits, à ce questionnement pragmatique de l’utilisation du terme « jeu » par les « joueurs » de MUDs s’ajoute une réflexion qui, en quelque sorte, est la base de sa réflexion. Il note que les MUDs peuvent être vus en fait comme minimalement quatre choses :

Des jeux? Comme les échecs, le tennis ou Donjons & Dragons?
Des passe-temps? Comme la lecture, le jardinage ou cuisiner?
Des sports? Comme la chasse, le tir ou la pêche?
Des divertissements? Comme les clubs de nuit, la télévision ou un concert? (Bartle 1996, je traduis)

C’est alors qu’il décrit sa méthode de travail pour mettre en évidence la typologie telle qu’on la connaît et telle qu’on la décrira aujourd’hui. Cette méthode me semble fondamentale parce qu’elle met en évidence le travail empirique de terrain de Bartle d’où le modèle maintenant canonique est tiré.

Bartle propose une discussion avec des joueurs par le biais de billets de babillards électroniques sur une question centrale : « Qu’est-ce que les gens veulent d’un MUD? ». La discussion se déroule entre novembre 1989 et mai 1990 et implique un total de trente (30) personnes, dont quinze (15) qui y prennent une part très active et quinze autres qui y prennent une part plus occasionnelle. Ces joueurs étaient tous des joueurs d’un seul MUD commercial distribué au Royaume-Uni.

Les quatre types de joueurs de MUDs

Une fois que les échanges se terminent, Bartle en fait une synthèse qui lui semble bien résumer l’apport de chaque personne. Il note que chaque joueur trouve un certain nombre de points pertinents au jeu, points qui pouvaient pour Bartle se regrouper entre eux sous une seule dénomination. Les quatre points sont les suivants :

  1. Les joueurs qui préfèrent accomplir des actions dans le contexte du jeu. Ces joueurs se donnent des objectifs précis et cherchent « rigoureusement » à les accomplir. Trouver des trésors ou tuer une large quantité de monstres en sont des exemples types. Il les nomme les accomplisseurs [achievers].
  2. Les joueurs qui préfèrent explorer le jeu. Ceux-ci cherchent à en savoir le plus possible sur l’univers médiatisé. Au départ, on parle de la topologie du monde (explorer son étendue), éventuellement ceux-ci cherchent à expérimenter à l’intérieur du monde (explorer sa profondeur). Il les nomme les explorateurs.
  3. Les joueurs qui préfèrent socialiser avec les autres. Ceux-ci cherchent à interagir avec les autres joueurs, que ce soit par le biais de leur personnage fictionnel ou sur leur vie quotidienne. Il les nomme les socialisateurs.
  4. Les joueurs qui préfèrent s’imposer aux autres. Ceux-ci trouvent tous les moyens qu’ils peuvent pour limiter le pouvoir d’action des autres et pour agir sur la « persona » des autres joueurs. Il les nomme les tueurs.

Court aparté: Bartle semble utiliser ici le terme « persona » pour parler de ce qu’aujourd’hui on qualifie davantage d’« avatar » ou de « personnage-joueur ». À certains moments, il n’est pas clair si cette persona réfère à la personnalité médiatisée des joueurs ou simplement à leur « agent » de jeu. Bateman et al. (2011, p. 3) expliquent que l’expression personas est souvent utilisée pour parler des types de comportement dans les relations humain-machine.

Ces quatre types — accomplisseur, explorateur, socialisateur, tueur — peuvent se chevaucher chez un seul individu mais, selon les observations de Bartle, l’un des types semble dominer chez chaque personne prenant part à un MUD.

Entre action et interaction, joueurs et monde

Dans un tableau, Bartle explique que chacun de ces types peut se placer par rapport à leur intérêt (1) pour l’action par opposition à l’interaction et (2) pour le monde par opposition aux joueurs. Il explique aussi, pour chacun des types, ce qui fait la fierté des joueurs qui s’y associent.

TueursActionAccomplisseurs
Joueurs Monde
SocialisateursInteractionExplorateurs

Les accomplisseurs veulent agir sur le monde. Leur objectif est de le maîtriser. Ils vont fièrement afficher leurs accomplissements dans la hiérarchie intégrée dans le jeu.

Les explorateurs veulent interagir avec le monde. Leur objectif est de décortiquer ce que le monde peut leur offrir, d’en trouver les failles ou les points d’intérêt. Ils vont éprouver une fierté à expliquer aux autres leurs connaissances, sans évidemment tout leur dévoiler.

Les socialisateurs veulent interagir avec les joueurs. Le monde du jeu n’est intéressant que parce qu’il est peuplé de gens avec qui on peut discuter, de gens qu’on peut connaître. Il y a par contre dans la formulation un manque de précision intéressant entre les joueurs eux-mêmes et leur personnage : « The game world is just a setting; it’s the character that make it so compelling. » Leur fierté est liée à leurs amitiés, leurs contacts et leur influence.

Les tueurs veulent agir sur les joueurs. Leur objectif est de montrer leur supériorité sur les autres. Le plaisir qu’ils prennent est non seulement lié à des actions dont les équivalents dans le « monde réel » sont répréhensibles (comme tuer), mais aussi, leur plaisir n’existe pas sauf s’il « affecte une personne réelle plutôt qu’une entité informatique sans émotion ». Ils tirent leur fierté de leur réputation et de leurs compétences de combat.

L’equilibrium d’un MUD

L’analyse des comportements des joueurs pourrait être très fastidieuse, pour Bartle, même en ayant l’ensemble des actions que chaque joueur effectue dans le jeu consignée quelque part (comme ce que fait un fichier replay de nos jours). Il suggère plutôt de faire passer des questionnaires aux joueurs pour voir dans quelle catégorie ceux-ci entrent, ce qui sera éventuellement proposé par Erwin Andreasen et Brandon Downey. L’idée est de mieux comprendre les joueurs d’un MUD précis pour pouvoir en atteindre, ce qu’il nomme, un « equilibrium ». Cet equilibrium est atteint non pas lorsque chaque type a un bassin de joueurs équivalent, mais lorsque ceux-ci suivent un certain équilibre, lorsque le plaisir de chacun des joueurs est possible parce que les actions des autres joueurs y contribuent ou n’y entrent pas en conflit; le stade d’equilibrium nécessite que cet état reste plus ou moins stable.

L’idée d’equilibrium est notamment employée dans la théorie des jeux de stratégie. Imaginons une armée qui cherche en assiéger une autre. L’equilibrium de l’attaque de l’armée A sur l’armée B est atteint lorsque l’armée A consacre tout juste la bonne quantité d’effectifs pour avoir le dessus sur l’armée B, ni plus ni moins (Leonard 2010, p. 15). Le concept de balance, selon entre autres Adams et Rollings (2007, p. 368), renvoie plutôt à l’idée qu’il existe une possibilité pour un jeu de compétition que chacun des joueurs ait une chance égale de l’emporter au début de la partie. Autrement dit, qu’il n’y ait pas une classe de personnage qui soit significativement plus puissante qu’une autre en début de partie. Bartle renvoie à l’un et à l’autre dans son texte parce qu’il parle du point de vue du concepteur du MUD : il faut s’assurer de consacrer la juste quantité de ressources (equilibrium) pour que les joueurs sentent qu’ils aient tous la même chance d’y trouver leur compte (balance).

Ajuster le jeu pour que chacun y soit intéressé en fonction des types de joueurs n’est pas simple, mais Bartle propose de se concentrer sur les quatre différents éléments du graphique proposé : les joueurs, le monde, l’interaction et l’action.

Pour mettre l’accent sur les joueurs, il faut s’assurer que ceux-ci puissent communiquer le plus facilement possible entre eux. Pour mettre l’accent, en revanche, sur le monde, il faut qu’il y ait une richesse des donjons et des lieux à explorer. L’équilibre entre les deux n’est pas simple à atteindre, car un monde trop grand limite les interactions entre les joueurs. Selon les moyens de communications, les commandes possibles entre joueurs, la taille du monde, la connectivité des salles entre elles, etc., la relation entre l’un et l’autre peut se jauger.

Quel impact sur le design?

Mettre l’accent sur l’interaction est, pour Bartle, mettre l’accent sur un chemin prédéterminé créé par le concepteur (ou, comme il en donnera des exemples, par des joueurs qui en ont l’autorisation). Mettre l’accent sur l’action, c’est laisser au joueur l’ensemble de l’initiative par rapport à ce qui se déroulera. L’équilibre entre les deux serait de créer un monde relativement riche qui laisse une large place à l’apport des joueurs. Selon la fréquence des récompenses, le système de classes de personnages, l’atmosphère de la description des pièces, les puzzles, etc., le concepteur peut équilibrer les deux.

Bartle insiste sur le fait que les MUDs sont à la fois des environnements sociaux et des environnements compétitifs; la distinction entre les « jeux » et les « Interactive Multiuser Realities » lui semble être problématique pour comprendre la dynamique interne de ces jeux. Même un environnement strictement social peut voir émerger des killers, en ce sens où il y a la possibilité de l’intimidation, du harcèlement sexuel, de manque de respect ou de comportements antisociaux d’une manière plus générale.

C’est en parlant des interactions entre les joueurs (cf. « Player Interactions ») que Bartle insiste sur le fait que les relations qu’il propose sont celles de joueurs stéréotypés qui « ne doivent pas être assumées comme étant vraies pour aucun joueur ». Il propose de décortiquer les relations entre chacun des types de joueurs. Dans chacun des cas, les relations sont suffisamment détaillées, au point où on peut se demander à partir de quels exemples ou de quelles observations Bartle peut proposer de telles conclusions.

Pour évaluer la dynamique entre chacun des types de joueurs, Bartle en vient à proposer une sorte de graphique synthèse :

La couleur verte indique une augmentation là où la couleur rouge indique une diminution; la couleur de la direction indique la modification du type « source » alors que le bout de la flèche indique la modification du type « visé ». Autrement dit, une diminution des killers entraîne une augmentation des socializers et des achievers; une augmentation d’explorers entraînera encore plus d’explorers, etc.

Quatre types d’equilibrium, quatre types de MUDs

Au final, il propose quatre types d’equilibrium; ces quatre types sont quatre dynamiques relativement stables qui lui semblent émaner des relations qu’il met en évidence dans tout son texte. D’autres sont certainement possibles, mais ces quatre sont ceux qui lui semblent les plus évidents. Au fond, pour lui, la tendance naturelle de tous les MUDs sera d’aller vers l’un de ces quatre types selon les différents types de joueurs qui peuplent le jeu. Ces quatre équilibres sont les suivants :

  • Un équilibre entre tueurs et accomplisseurs. Les premiers vont prendre plaisir à essayer de tuer les seconds ou se tuer entre eux, alors que les accomplisseurs vont prendre plaisir au défi que la présence de tueurs leur apporte. Les explorateurs et socialisateurs ne trouveront à peu près pas de plaisir, se faisant généralement tuer trop rapidement. On l’appellerait un « gamelike» MUD, soit un MUD axé sur la compétition.
  • Une domination des socialisateurs. Personne ne trouve son compte à ne faire rien d’autre qu’à socialiser, considérant qu’il n’y a pas de défi pour l’accomplisseur, que l’explorateur ne voit pas l’intérêt du monde lui-même et que le tueur ne tue que des gens qui ne se sentent pas affectés tant qu’ils peuvent se reconnecter au jeu pour continuer à socialiser. On l’appellerait un « social» MUD, soit un MUD axé sur la sociabilité.
  • Une influence similaire de chacun des groupes. Le type le plus équilibré, qui ne peut être atteint sans un travail intentionnel et précis des créateurs ou administrateurs. C’est le MUD qui convient à tous, pour Bartle. Cette combinaison de différents types serait, en quelque sorte, l’intérêt unique et particulier des MUDs.
  • Aucun joueur. Plus personne ne lutte contre les tueurs et les socialisateurs ont trouvé un autre endroit pour se rassembler.

2) Que veut dire le mot « joueur »?

Un certain nombre de confusions émane du texte de Bartle, dont celui qui me semble plus évident, soit la notion même de « joueur ». Dès la première note de fin, il note que son texte n’est pas écrit par un psychologue entraîné et que, conséquemment, son style n’est pas celui conventionnel à la discipline. Or, à part cette petite note sur la « psychologie », il n’y a qu’une seule mention du mot « psychologie » dans tout le texte; qui, en fait, a prétendu que ce texte avait quoique ce soit de lié à la psychologie comme discipline?

Ce qui n’a pas empêché différents champs de s’approprier les termes. La psychologie fait un lien avec les types de personnalités ou les types de traits pour mieux comprendre qui joue. Les tenants de la ludification en retiennent des types de pratiques qui s’appliquent à la vie quotidienne. Or, Bartle parle d’un contexte spécifique où des gens se sont connectés sur un forum de discussion pour énoncer leurs préférences en ce qui a trait à un genre qui est le MUD.

La transposition des concepts

Comme l’explique l’historien Paul Veyne, « les concepts sont une source perpétuelle de contresens parce qu’ils banalisent et qu’ils ne peuvent se transporter sans précaution d’une période à l’autre » (1996, p. 285). En transportant la typologie des MUDs à différents contextes qui n’y ont a priori rien à voir, qu’est-ce qu’on y gagne et qu’est-ce qu’on y perd?

Bateman et al. (2011, p. 5) notent eux aussi le problème de cette transposition, en disant que Bartle et aussi Yee traitent du contexte très ciblé qu’est celui des jeux massivement multijoueurs, un terme anachronique par rapport aux MUDs.

Ferro, Walz et Greuter relèvent que les types de joueurs — ceux de Bartle, mais aussi ceux de Caillois et Fullerton — ont « des liens avec types de personnalité qui existent déjà » (2013, p. 1), ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose. L’un des plus fameux types de personnalité en psychologie est celui de Myers-Briggs, qui propose quatre distinctions pour définir la personnalité d’un individu. Il s’agit de savoir si un individu est introverti (I) ou extraverti (E), s’il est davantage porté vers la sensation (S) ou vers l’intuition (N), s’il est porté vers la pensée (T) ou le sentiment (F), et enfin, s’il est porté vers le jugement (J) ou la perception (P) (Bateman et al. 2011, p. 2). L’intérêt d’un modèle comme celui-ci est que la personnalité n’est pas composée d’un seul type, mais d’un ensemble de traits. L’équivalent peut-il se penser pour parler des pratiques de joueurs?

C’est en fait ce que Bateman, Lowenhaupt et Nacke (2011, p. 2) proposent : une « théorie de la pratique du jeu basée sur des traits de personnalité » [trait theory of play]. En s’inspirant des travaux de McCrae et Costa en psychologie, ceux-ci optent davantage pour réfléchir aux traits des joueurs davantage qu’à un type qui chercherait à décrire seul l’ensemble de leur personnalité. Je propose en annexe certains types pour voir dans quelle mesure ceux-ci peuvent être utiles à notre réflexion. C’est ce qui me semble le plus central et le plus essentiel, mais qui n’est pas tout à fait questionné directement lorsqu’on parle de Bartle.

La confusion dont je parlais sur la définition du joueur me semble fondamentale. Bartle, au fond, ne parle pas tant de joueur empirique en tant qu’un individu qui existe réellement qui effectuerait des actions particulières dans un jeu — et dont il faudrait, conséquemment, comprendre la psychologie par types ou par traits. Il parle plutôt d’un joueur type (justement) qui n’existe pas mais qui peut effectuer des actions telles que celles décrites dans sa typologie; au fond, ce qui distingue chacun des types de joueurs chez Bartle n’est à mon sens pas tant les joueurs eux-mêmes que ce qu’ils font au sein du jeu — en d’autres termes, leur pratique au sein du jeu. Bartle analyse des communautés de joueurs, des communautés spécifiques aux MUDs, en montrant que leurs pratiques peuvent tendre à un certain équilibre lorsqu’on conçoit un environnement en tenant compte de leurs particularités.

3) Le rôle d’une typologie: allonger le questionnaire

Dans un chapitre de son Comment on écrit l’histoire qui s’intitule « L’allongement du questionnaire », ce que Veyne nomme la « topique historique » ressemble étrangement au rôle qu’on pourrait vouloir donner à la typologie de Bartle en l’intégrant à notre « questionnaire » :

[L’enrichissement de la pensée historique] se traduit par un accroissement du nombre de concepts dont dispose l’historien, et par conséquent un allongement de la liste de questions qu’il saura poser à ses documents. On peut se représenter ce questionnaire idéal à l’exemple des listes de « lieux communs » ou topoi et de « vraisemblances » que dressait la rhétorique antique à l’usage des orateurs […]; grâce à ces listes, l’orateur savait, dans un cas donné, à quels aspects de la question il devait « penser à songer »; ces listes ne résolvaient pas les difficultés : elles énuméraient toutes les difficultés concevables auxquelles il fallait penser (1996, p. 287).

L’idée d’une « topique historique », c’est d’élaborer une liste de questions ou de choses à interroger à usage heuristique.

En fait, le problème de la typologie de Bartle conçue comme un « questionnaire » des différentes pratiques possibles au sein de la communauté des MUDs, c’est qu’elle ne contient que quatre types. Comme le notent Bateman et al. (2011, p. 4) en le reprenant de Yee, un modèle comme celui-ci peut devenir « autoréalisant » : en posant des questions à des joueurs qui impliquent déjà ces types ou ces traits, on forme d’avance une pensée dans leur tête que ceux-ci sont la mesure juste de leur pratique, on met « les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées », pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu (s.d.). Suivons aussi la recommandation de Suzanne de Castell, Nick Taylor, Mark Weiler et Jennifer Jenson (2012, p. 138), à savoir qu’il ne faut pas prendre un modèle psychologique et l’appliquer aux jeux comme s’il y serait nécessairement fonctionnel. Il importe d’avoir une certaine vigilance en proposant un modèle, tout en ayant véritablement la motivation, comme le formule Veyne, d’« allonger le questionnaire ».

Références

Adams, Ernest et Andrew Rollings. 2007. Fundamentals of game design. Englewood Cliffs, N.J.: Prentice Hall.

Bartle, Richard A. 1996. « Hearts, Clubs, Diamonds, Spades: Players Who Suit MUDs ». The Journal of Virtual Environments, vol. 1, no 1. Dans Richard A. Bartle [site personnel]. Aussi disponible en ligne: <http://www.mud.co.uk/richard/hcds.htm>.

Bateman, Chris, Rebecca Lowenhaupt et Lennart Nacke. 2011. « Player Typology in Theory and Practice ».   Actes du colloque « 2011 DiGRA International Conference: Think Design Play »,  <http://www.digra.org/digital-library/publications/player-typology-in-theory-and-practice/>.

Bourdieu, Pierre. [1972] s.d. « L’opinion publique n’existe pas ». En ligne. D’abord paru dans Les temps modernes, no 318, janvier 1973, p. 1292-1309. <http://bit.ly/bourdieu-1972>.

de Castell, Suzanne, Nicholas Taylor, Jennifer Jenson et Mark Weiler. 2012. « Theoretical and methodological challenges (and opportunities) in virtual worlds research ».  p. 134-140. Actes du colloque « Proceedings of the International Conference on the Foundations of Digital Games » (Raleigh, North Carolina.

Ferro, Lauren S., Steffen P. Walz et Stefan Greuter. 2013. « Towards personalised, gamified systems: an investigation into game design, personality and player typologies ».  p. 1-6. Actes du colloque « The 9th Australasian Conference on Interactive Entertainment: Matters of Life and Death » (Melbourne, Australia.

Fullerton, Tracy, Chris Swain et Steve Hoffman. 2004. Game Design Workshop: Designing, Prototyping, & Playtesting Games: Focal Press.

Leonard, Robert. 2010. Von Neumann, Morgenstern, and the creation of game theory: from chess to social science, 1900-1960. Cambridge, UK: Cambridge University Press.

Veyne, Paul. [1971] 1996. Comment on écrit l’histoire : texte intégral. Paris: Seuil.

Bonus: quelques typologies additionnelles

Beeson, Rob. 2010. « A Gamer’s Brain ». En ligne. Slideshare. <http://fr.slideshare.net/beesdaddy/a-gamers-brain-by-rob-beeson>.

Pereira, Luís Lucas et Licínio Roque. 2012. « Towards a game experience design model centered on participation ».  p. 2327-2332. Actes du colloque « CHI ’12 Extended Abstracts on Human Factors in Computing Systems » (Austin, Texas, USA.

Yee, Nicholas K (dir.).  2005. Motivations of Play in MMORPGs. Actes du colloque « DiGRA 2005 Conference: Changing Views–Worlds in Play ».

Yee, Nick, Nicolas Ducheneaut, Les Nelson et Peter Likarish. 2011. « Introverted elves & conscientious gnomes: the expression of personality in World of Warcraft ».  p. 753-762. Actes du colloque « SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems » (Vancouver, BC, Canada).

Image d’en-tête tirée de Wikipédia.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


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