La remasterisation de StarCraft a sans doute eu un effet de nostalgie sur moi, ou bien c’est une simple coïncidence, mais il reste que j’ai eu envie de ressortir le premier texte que j’ai écrit sur StarCraft, lors d’un cours de baccalauréat à l’Université de Montréal en 2007. C’est aussi un texte ayant un fond implicitement féministe, fortement inspiré par Marie-Hélène Charron-Cabana qui donnait le cours et que je remercie vivement aujourd’hui. Plusieurs sources (Gilbert & Gubar 2000, Dupriez 1984, etc.) en sont tirées. Il y a aussi un fond psychanalytique qui ne me ressemble plus trop mais que je ne renie pas entièrement puisqu’il fut à l’origine de mon intérêt pour le travail universitaire.
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Dans leur texte « The Queen’s Looking Glass », Sandra Gilbert et Susan Gubar cherchent à démontrer que la représentation de la femme dans la littérature est fondée sur des stéréotypes. « Specifically, as we will try to show here, a woman writer must examine, assimilate, and transcend the extreme images of “angel” and “monster” which male authors have generated for her » (2000, p. 17). Même si leur corpus cible la littérature du XIXe siècle, leur propos rejoint plusieurs types d’œuvres. Ainsi, le jeu vidéo StarCraft (Blizzard Entertainment, 1998) présente une conception de la femme qui ne déroge pas vraiment de ces deux extrêmes. Une femme, Sarah Kerrigan, douée de pouvoirs surnaturels, se fait capturer par une espèce extra-terrestre – les Zergs – qui la métamorphose pour qu’elle devienne des leurs.
Notre argumentation soutiendra qu’au sein du jeu, la femme est représentée comme un objet, entre élément passif sans pouvoir d’action et élément actif surnaturel, qui devient « abject », suivant la définition de Julia Kristeva. Il s’agira à cette fin de prouver que l’espèce des Zergs est la représentation du féminin et de son abjection.
Nous tenterons d’abord de définir la métaphore tout en mettant en évidence la structure du jeu. Il s’agira de voir le rapport du personnage de Kerrigan avec l’idéal féminin, notamment par son exclusion au sein d’une lutte phallique entre humains, dans laquelle les Zergs jouent simplement le rôle d’une arme. Nous verrons ensuite comment les Zergs deviennent une abjection à détruire, et comment cette abjection est intimement liée à leur association avec la féminité.
Les mécanismes littéraires et les mécanismes fondamentaux du jeu
Pourquoi les Zergs seraient-ils une métaphore? Il pourrait être en effet tentant de les intégrer dans une allégorie, considérant qu’ils ne prennent sens qu’en relation avec plusieurs éléments. Or, justement, Bernard Dupriez met en évidence l’idée que l’image se crée « élément par élément » (1984), et que l’image est créée en relation avec un thème, ce qui n’est pas le cas ici. La relation se fait entre deux éléments singuliers, non pas une situation avec des éléments multiples : les liens ne reposent pas sur une narration pour être pleinement opérationnels. L’ensemble du jeu pourrait être allégorique, mais nous ne soutenons pas ce point, car nous ne tentons pas d’expliquer le jeu comme un ensemble, mais de mettre en lumière le sens potentiel d’une de ses parties.
La métaphore sous-tend plutôt une « substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison » (Robert). Ainsi, Dupriez explique que l’image est mêlée « syntaxiquement au reste de la phrase ». Le plus important aspect de la métaphore est sans doute la présence de cette ambiguïté syntaxique, « car le passage d’un sens à l’autre a lieu par une opération personnelle fondée sur une impression ou une interprétation et celle-ci demande à être trouvée sinon revécue par le lecteur » (je souligne). Ce rôle du lecteur est important ici : il faut spécifier que la métaphore que nous tentons de mettre en évidence n’est qu’une interprétation; nous proposons un sens de par les liens que nous avons ressortis.
Roland Barthes mentionne qu’un texte est toujours sujet à plusieurs interprétations, mais « il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur » ([1968] 1984, p. 69). Nous ne visons donc pas à cibler l’intention d’un auteur, mais la structure narrative du jeu. Cette structure narrative est possible dans les jeux que Jesper Juul nomme « de progression », versus les « jeux d’émergence » (2005, p. 67). StarCraft est un jeu de progression puisqu’il nous entraîne dans une histoire que nous ne pouvons pas modifier. C’est aussi un jeu d’émergence dans la mesure où chaque scénario peut être accompli de diverses manières. Mais tous les éléments de l’histoire doivent être accomplis dans un ordre fixe (p. 87). Pour faire un court résumé, trois espèces s’affrontent dans un décor spatial : les Terrans (humains), les Zergs et les Protoss. Les Terrans sont en apparence les seuls à être sexués[1]. Le joueur prendra tour à tour le rôle d’un commandant de chacune de ces espèces[2]. Il contrôle plusieurs unités de différents types, soit des personnages qui devront en affronter d’autres (d’espèces différentes ou de la même espèce, selon la mission). Chacune de ses unités reçoit ses ordres du joueur, et lui répond. Pour simplifier le jeu, chaque « type » d’unité est stéréotypé en un visage et une voix qui les représente[3] [fig.1]. Quelques personnages font figures d’exception et ont des visages et des voix différentes [fig.2] : on les appelle « héros ». Ils sont les protagonistes de l’histoire, et peuvent donc se placer de façon relativement classique dans un schéma actanciel[4]. Leurs intentions parfois à l’encontre l’un de l’autre vont dans l’idée d’une lutte de pouvoir.
La lutte phallique et Kerrigan comme « non-féminin »
Rapidement, cette lutte de pouvoir s’opère dans le jeu, lutte où les femmes sont objets et non sujets, c’est-à-dire qu’ils sont déterminés par leur relation avec une subjectivité. Les « Confederates », représentés par le personnage du général Duke, arrêtent le personnage de Jim Raynor, un maréchal d’une colonie sous le contrôle de la confédération, après qu’il ait détruit un centre de commandement infesté par les Zergs. Raynor, évadé de prison, se joindra donc à un groupe de rebelles extrémistes, les Sons of Korhal, dirigé par Arcturus Mengsk. Raynor ne semble jamais détenir le pouvoir, pliant devant Duke puis Mengsk.
Le pouvoir des confédérés décline tranquillement au profit des Zergs d’une part et des rebelles d’autre part. Cette déclinaison débute lorsque les Zergs attaquent le vaisseau spatial où siège Duke. La forme phallique du vaisseau [fig. 3-7] et la transition du pouvoir entre les confédérés et les Sons of Korhal viennent suggérer ce point de transfert de pouvoir important.
Duke se fera sauvé par les rebelles, qui lui offriront de se joindre à la rébellion.
Raynor : I can’t believe you’re really going to trust this snake.
Mengsk : Don’t worry, Jim. He’s our snake now.
Quelques-unes des symboliques du serpent viennent rejoindre notre propos : à la fois matrice et phallus, le serpent créateur du monde est aussi maître des femmes, et associé souvent à la fécondité (Chevalier et Gheerbrant 1982, p. 866-879). Mengsk – qui possède maintenant le pouvoir phallique, l’ordre symbolique – nous expose sa théorie que les Zergs sont une arme créée par les confédérés, contrôlés par des émetteurs psychiques. Il utilisera par ailleurs ces émetteurs pour contrôler les Zergs et renverser les confédérés. Il ne peut ainsi considérer que les Zergs ne soient pas l’outil des hommes, comme la femme : « created by, from, and for men, the children of male brains, ribs, and ingenuity » (Gilbert et Gubar 2000, p. 12). Sa théorie s’avèrera fausse.
La décision de Mengsk d’envoyer Kerrigan dans une mission risquée où elle tombe au combat incite Raynor à s’exiler avec ses troupes. Pour ce faire, il doit cependant détruire ce qui protège la planète, un canon – autre élément phallique. Nous argumentons que cette lutte est phallique par quelques éléments formels, mais principalement parce qu’elle se joue dans des rapports entre des individus, et par l’omniprésence masculine, ce qui fait qu’ainsi elle situe la femme comme autre[5]. La femme est en effet peu représentée dans le jeu au complet : une « femme-robot » joue le rôle de notre secrétaire, et, à part Kerrigan, une seule unité est représentée par une femme, et c’est la seule unité qui ne peut pas attaquer[6]. Difficile de passer à côté de son rôle passif, d’une part, et du destin que son rôle actif lui amènera d’autre part.
Mais le personnage de Kerrigan plie devant le pouvoir patriarcal de Mengsk. L’histoire suggère que Mengsk est venu sauver Kerrigan des Zergs alors qu’elle était jeune; son caractère paternel sur elle est logique dans l’histoire.
Kerrigan : I don’t like this at all.
Mengsk : I’m not asking you to like it. I’m asking you to do it.
Kerrigan : Yes, sir.
Tout de même, dès son introduction dans l’histoire, Kerrigan ne nous apparaît pas dans les standards du féminin, du moins dans l’idée que « the “ideal of contemplative purity” is always feminine while “the ideal of significant action is masculine” » (Gilbert et Gubar 2000, p. 12) [7]. Vis-à-vis du personnage de Raynor, elle est supérieure dans la hiérarchie, et elle est seconde dans le commandement sous Arcturus Mengsk. Elle prend rapidement contrôle de la situation et expose les faits, débutant son exposé par : « I’ll get straight to the point ».
Un caractère très éloquent à propos de la dualité « ange-monstre » du personnage de Kerrigan, c’est le fait qu’elle soit le seul héros à avoir reçu des pouvoirs psychiques[8]. Elle a été entraînée en tant qu’unité spéciale, unité « Ghost », terme faisant par ailleurs écho au texte de Gilbert et Gubar [9]. Elle explique que les Zergs sont attirés par ses émanations psychiques.
Raynor : So the Zergs are here for you, darlin’? This keeps gettin’ better and better.
Kerrigan : Shut up.
Une relation amoureuse est sous-entendue entre Kerrigan et Raynor. Ils semblent très rapidement s’enticher l’un de l’autre. Dans une mission, Kerrigan part avec ses troupes accomplir ce que Mengsk lui demande. Alors que Raynor lui somme de ne pas y aller seule, elle lui répond : « Jimmy, drop the knight-in-shining-armor routine. It suits you sometimes. Just not… not now. I don’t need to be rescued. » Elle lui demande donc de briser le rôle stéréotypé qu’il veut se donner. À la fin de la mission, Sarah Kerrigan et ses troupes se font envahir par les Zergs. Capturée, Kerrigan sera transformée en Zerg. Ce qui fera dire à Raynor : « I shouldn’t have let her go alone. » Le blâme est ainsi mis sur le fait qu’elle ait pris une autonomie, qu’elle ait défié le stéréotype chevaleresque. Le mythe de Lilith, la première femme d’Adam, est dans cette optique très semblable :
Because she considered herself his equal, she objected to lying beneath him, so that when he tried to force her submission, she became enraged and, speaking the Ineffable Name, flew away to the edge of the Red Sea to reside with demons (Gilbert et Gubar 2000, p. 35).
En fait, au lieu de se sauver, l’histoire l’a placée comme celle qui se fait capturer, même si on ne voit jamais cette capture.
Sa métamorphose nous semble prendre le sens que Chevalier et Gheerbrant donnent à ce symbole :
On pourrait en conclure, d’un point de vue analytique, que les métamorphoses sont des expressions du désir, de la censure, de l’idéal, de la sanction, issues des profondeurs de l’inconscient et prenant forme dans l’imagination créatrice (1982, p.630).
Même après sa métamorphose en Zerg, le personnage de Kerrigan reste pourtant sous un pouvoir paternel. Les Zergs sont dirigés par des esprits qui contrôlent à distance presque tous les individus. « L’Overmind », représenté par un œil, est le chef, et il dirige ses troupes, avec les « cerebrates », par télépathie. Dès qu’elle sort de sa chrysalide, Kerrigan appelle l’Overmind son père. Mais, certains cerebrates lui reprochent de placer sa volonté personnelle devant la volonté de l’Overmind. Sa métamorphose est donc la symbolique de son besoin d’accomplir des actions signifiantes.
Elle rencontrera Raynor après sa métamorphose. Elle lui dit qu’il ne peut imaginer comment elle se sent. Alors qu’elle peut le tuer, Raynor ridiculise son pouvoir : « You’re gonna kill me, now, darlin’? » Elle le somme plutôt de fuir et de ne plus jamais être sur son chemin.
Kerrigan veut rapidement avoir plus de pouvoir, et se lance dans l’inspection d’un laboratoire où ses pouvoirs psychiques furent autrefois analysés. Les occupants humains semblent la reconnaître : « You’ll never make it out of here alive, bitch. » Elle se proclame rapidement « Queen of the Zergs ». Afin de tester ses nouveaux pouvoirs, elle défie un commandant protoss, Tassadar. Ce dernier vante ses exploits alors qu’elle était humaine, les qualifiant de « selfless efforts », et suit ainsi l’opposition entre pureté contemplée féminine et actions signifiantes masculines :
Once again, therefore, it is just because women are defined as wholly passive, completely void of generative power (like “Cyphers”) that they become numinous to male artists. For in the metaphysical emptiness their “purity” signifies they are, of course, self-less, with all the moral and psychological implications that word suggests (Gilbert et Gubar 2000, p.21, tel quel).
Tassadar, ici figure patriarcale, se joue de Kerrigan, mettant en évidence le fait qu’elle n’ait pas d’honneur autrement qu’en se soumettant à son rôle traditionnel. Après cet échec, Kerrigan est plutôt mise de côté comme personnage[10].
Les Zergs comme abjects et féminins
Julia Kristeva, dans son texte « De la saleté à la souillure » (1980, p. 79), rappelle les propos de Georges Bataille : « le plan de l’abjection est celui du rapport sujet/objet (et non pas sujet/autre sujet) ». Le rapprochement entre la femme comme objet et comme élément abject y est ainsi implicite. Les Zergs représentent une abjection, et sont utilisés comme objets, mais nous montrerons qu’ils évoquent par plusieurs éléments semblables la féminité.
Puisque les humains du jeu n’habitent pas sur la Terre, le mot « extraterrestrial » est exclut au profit du mot « alien ». Cependant, l’emploi de ce mot est particulièrement intéressant dans ce qu’il évoque : l’étranger. Le mot « alienation » en est dérivé, et, tout comme « otherness », il est un qualificatif que Gilbert et Gubar utilisent pour définir la vie ordinaire de leur stéréotype féminin (2000, p. 24). Elles emploient aussi l’expression « Angel of Death » dans le sens de la passivité, mais il est néanmoins intéressant de voir une similitude avec la représentation de Kerrigan [fig. 8].
Kristeva va dans la même optique à propos de « l’autre » :
Ce que nous désignons par le « féminin », loin d’être une essence originaire, s’éclairera comme un « autre » sans nom, auquel s’affronte l’expérience subjective lorsqu’elle ne s’arrête pas à l’apparence de son identité (1980, p. 73).
Les deux femmes décrivent un personnage féminin de Thackeray comme « hideous and slimy » (Gilbert et Gubar 2000, p. 29). Ce sont deux qualificatifs qu’on peut associer aux Zergs, chaque individu étant hideux, et nécessitant, pour éclore, d’être sur une masse mauve visqueuse que leurs « couveuses » sécrètent. Cette sorte de déchet corporel peut symboliser, suivant Kristeva, la « fragilité objective de l’ordre symbolique » (1980, p. 85).
En fait, le lexique relié aux Zergs dans le jeu vient particulièrement appuyer notre hypothèse de départ. L’espèce étant près des insectes, certains termes en sont tirés. L’ensemble des Zergs est parfois appelé « swarm », essaim, et le centre de la base « Hive », ruche, reliant de ce fait l’espèce à l’abeille, un insecte hiérarchique où une reine domine. « Queen » est d’ailleurs le nom d’une des unités zerg, et le titre que se donnera Kerrigan. Les Zergs possèdent d’ailleurs une « Hatchery », couveuse, d’où les unités éclosent. Ce lexique s’associe aussi avec la maternité; on rejoint l’hypothèse de base, puisque « l’objet traduit en somme la relation à la mère » (1980, p. 79, tel quel).
since all the creations of each monstrous mother are her excretions, and since all her excretions are both her food and her weaponry, each mother forms with her brood a self-enclosed system, cannibalistic and solipsistic : the creativity of the world made flesh is annihilating (Gilbert et Gubar 2000, p. 33).
Dans le jeu, Kerrigan a un pouvoir spécial qui lui permet de « cannibaliser », d’éliminer une unité alliée zerg, afin de se régénérer.
Plusieurs unités zerg portent un nom qui se termine par le suffixe –lisk : dérivé de « basilisk ». Le basilic symbolise un pouvoir royal foudroyant, mais aussi « la femme débauchée qui corrompt ceux qui ne la reconnaissent pas les premiers et ne peuvent, en conséquence, l’éviter » (Chevalier et Gheerbrant 1982, p. 109). Il rejoint donc l’idée de la reine et de la féminité abjecte.
La prise d’autonomie ou de pouvoir de Kerrigan peut s’associer à la prise du stylo au centre du texte de Gilbert and Gubar, une créature présomptueuse qui a « grotesquely crossed boundaries dictated by Nature » (Gilbert et Gubar 2000, p. 33). La première fois que Raynor voit de la matière organique zerg, il s’exclame : « Whatever it is, it ain’t natural. Burn it boys! » Il semblerait que la littérature soit étrangère, « alien », pour les femmes (p. 31). L’unité standard zerg ne communique pas, n’a pas de langue. Uniquement les dirigeants peuvent communiquer, et le fait qu’ils communiquent avec les autres espèces nous indique que ce lien est probablement télépathique. Si plusieurs hommes voient les femmes comme des « Cyphers – nullities, vacancies (p. 9) », les Zergs n’ont pas vraiment plus d’autonomie, contrôlés à distance par des pouvoirs psychiques.
Le fait que les Zergs – et Kerrigan en bout de ligne – soient une espèce menaçante ne viendrait-il pas au contraire soutenir une certaine forme de pouvoir? En effet, mais Julia Kristeva n’y voit pas une contradiction, étant donné que, dans des sociétés où la souillure est ritualisée, il y a une
forte préoccupation de départager les sexes, ce qui veut dire : donner des droits aux hommes sur les femmes. Celles-ci, placées apparemment en position d’objets passifs, n’en sont pas moins ressenties comme des puissances rusées, « intrigantes maléfiques » dont les ayants droit doivent se protéger. […] [La] tentative d’établir un pouvoir mâle, phallique, est puissamment menacée par le pouvoir non moins virulent de l’autre sexe, opprimé (récemment? ou pas suffisamment pour les besoins de survie de la société?). Cet autre sexe, le féminin, devient synonyme d’un mal radical à supprimer[11].
Et, en effet, les Terrans et les Protoss feront tout en leur pouvoir pour annihiler les Zergs, jusqu’à détruire la volonté qui est à la base de leur création, l’Overmind, à la fin du jeu. Le texte d’épilogue nous rappelle que Kerrigan, elle, n’est toujours pas éliminée. Ainsi, la menace que représente l’autonomie du sexe féminin reste présente.
Conclusion
Les Zergs nous apparaissent donc comme une métaphore de la féminité abjecte car ils sont reliés sous plusieurs aspects. Au sein du lexique des Zergs, des relations entre les individus dans le jeu, ainsi que par la place de la femme et ses conséquences au sein des « actions signifiantes » de l’histoire, la relation entre les deux nous apparaît plus que justifiée. Il serait intéressant pour poursuivre de voir la relation que nous pourrions faire avec la figure des Protoss, inexploitée ici par manque d’espace d’une part et par la difficulté qu’aurait entraîné l’ajout d’une variable très complexe d’autre part.
La question de l’intention derrière les symboliques décelées dans le jeu ne nous apparaît pas nécessairement importante : la plupart de ces symboles font partie de mythes importants récupérés par le jeu, qui, suivant notre analyse, semblent avoir transporter leur sens avec eux. Il n’y a pas d’auteur officiel de StarCraft, comme la plupart des jeux vidéo, et la question de porter des accusations de misogynie n’est pas notre propos. Par contre, la majorité des joueurs de jeux vidéo sont masculins. La question du jeu « created by, from, and for men[12] » (Gilbert et Gubar 2000, p. 12) peut être plus préoccupante dans la mesure où elle reflète une subjectivité où la femme semble avoir moindre importance, où elle semble être l’image lorsque l’homme est « porteur de regard » (Mulvey 1993, p.18), rejoignant ainsi les théories féministes du film exposées entre autres par Laura Mulvey. Ainsi, alors que le jeu vidéo pouvait annoncer l’apparition de nouvelles formes de narration, on ne peut que constater que plusieurs figures dominantes présentes au moins depuis le XIXème siècle s’y sont recyclées.
Bibliographie
Barthes, Roland, « La mort de l’auteur », in Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 [1968], p.63-69.
Chemama, Roland et Bernard Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 2003, 462 p.
Chevalier, Jean et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Éd rev. et augm., Paris, Laffont, 1982, 1060 p.
Dupriez, Bernard, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Éditions 10/18, 1984.
Gardies, André, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, 154 p.
Gilbert, Sandra et Susan Gubar, « The Queen’s Looking Glass: Female Creativity, Male Images of Women, and the Metaphor of Literary Paternity », in The Madwoman in the Attic, The Woman Writer and the Nineteenth-Century Literary Imagination, New Haven (Conn.); London, Yale Nota Bene, 2000, p.3-44.
Juul, Jesper, Half-Real : Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds, Cambridge, MIT Press, 2005, 233 p.
Kristeva, Julia, « De la saleté à la souillure », in Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p.69-105.
Mulvey, Laura, « Plaisir visuel et cinéma narratif », in CinémAction, no 67, 1993, p.17-23.
Notes
[1] Nous rencontrerons un personnage féminin au sein de l’espèce Protoss dans l’expansion du jeu, Brood War (1999). Elle est la matriarche d’une caste au départ exclue de l’espèce, les « Dark Templars », mais sera corrompue par Kerrigan. Ainsi, le seul matriarcat du jeu connaîtra un destin funeste.
[2] Les besoins de cette analyse nous pousserons à considérer davantage les missions des campagnes terrans et zergs, considérant que le personnage de Sarah Kerrigan n’est pas présent dans la campagne protoss.
[3] Ainsi, chez les Terrans, chaque marine a la même voix et le même visage qu’un autre marine, et chaque tank a la même voix qu’un autre tank.
[4] Ce schéma actanciel fait référence au « récit minimal » tel que décrit par Greimas, où le récit est divisé en six instances (destinateur, sujet, objet, destinataire, adjuvant, opposant). Repris dans Gardies 1993, p. 33-36.
[5] Roland Chemama et Bernard Vandermersch, dans leur Dictionnaire de la psychanalyse (2003), définissent que dans le rapport sexuel, le côté mâle atteint « son partenaire sexuel qui est l’Autre » (p. 314).
[6] Sa seule fonction est de transporter des unités. L’expansion du jeu semble avoir voulu se rattraper : les deux nouvelles unités des Terrans sont féminines. Mais, seule l’une de ces deux unités peut attaquer.
[7] Elles citent Hans Eichner, commentant le travail de Goethe.
[8] « psychically gifted humans ». Il faut accentuer que ce pouvoir n’est pas le résultat d’une action.
[9] « the moral extremes of angel (“angel”, “fairy”, and perhaps “sprite”) and monster (“ghost”, “witch”, “fiend”). » (Gilbert et Gubar 2000, p. 19).
[10] À la fin du jeu, alors que l’Overmind est détruit, un texte de conclusion vient confirmer que l’ascension de Kerrigan commence. Cette note de conclusion vient introduire l’expansion du jeu, Brood War, où Kerrigan prend le pouvoir face à d’autres Zergs. Nous avons préféré nous en tenir au jeu original, plus explicite quant à l’opposition des symboliques et plus réaliste à analyser comme corpus.
[11] Sur le mal à supprimer radicalement, elle fait référence aux propos de Maris Douglas, De la souillure, Paris, Maspero, 1971, p.182.
[12] Les deux professeurs américaines font référence, tel que nous l’avons vu, aux femmes, mais l’expression s’intègre parfaitement ici à la question du jeu vidéo.
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