Avant de parler spécifiquement de ce qu’une question éthique est dans un jeu vidéo, j’ai cherché à insister sur ce qu’une question éthique n’est pas. Pour ce faire, je l’ai comparé à deux autres types de questionnements classiques qui touchent aussi le jeu vidéo: les questions de rhétorique et les questions esthétiques. On se questionnera donc ici sur la différence entre éthique, esthétique et rhétorique en jeu vidéo.
Une question de rhétorique
La rhétorique est l’art et la science de convaincre, d’être persuasif; on utilise aussi ce terme pour qualifier la manière de parler ou d’écrire qui permettent de convaincre les autres que l’on a raison. On l’associe parfois à la tromperie, ou du moins, on la dissocie souvent de la recherche de la vérité. Le fait qu’on considère le jeu vidéo comme un discours qui pourrait être censuré implique qu’il puisse porter une certaine rhétorique.
Le 27 juin 2011, la Cour suprême des États-Unis a statué que les jeux vidéo étaient des discours protégés par le Premier amendement et qu’ils ne pouvaient être censurés (Krapp 2014, p. 351).
Ian Bogost est sans doute le plus connu des théoriciens du jeu vidéo à avoir défendu la possibilité pour les jeux d’exprimer des idées. Sous le concept de rhétorique procédurale, il voit le jeu vidéo comme un moyen d’exprimer des idées à travers des processus, à travers l’expérimentation d’un système de règles.
En qualifiant la rhétorique d’un jeu, on pourrait affirmer, par exemple: « Ce jeu ne me convainc pas de son idée. » Le jeu mobile Don’t get fired! (QuickTurtle, ~2016) semble chercher à refléter les conditions du milieu du travail en Corée et à montrer la difficulté qu’il y a à se trouver un emploi sans réseau de contacts. En jouant, on peut très bien ne pas être convaincu de deux choses:
- Que les conditions du milieu du travail en Corée soient telles que présentées dans le jeu (soit un critère de vérité);
- Que le jeu soit convaincant dans son approche du sujet (soit un critère formel de rhétorique).
Mais ni l’un ni l’autre n’implique véritablement une question éthique, puisqu’on reste attaché à l’expression et sa manière de convaincre.
Une question d’esthétique
Les questions éthiques ne sont pas non plus à confondre avec les questions esthétiques. Prenons l’exemple de Chess 2: The Sequel (Ludeme Games/Sirlin Games, 2014), une suite aux échecs proposée par David Sirlin avec l’objectif d’ajouter plus d’incertitude au jeu traditionnel. Il a ajouté quelques nouvelles règles:
- il y a six ensembles de pièces différentes, plutôt qu’un seul;
- la partie est gagnée si l’un des joueurs bouge son roi au-delà du milieu de l’échiquier;
- chaque prise de pièce est associée à une mise de jetons cachée de chaque joueur: si le joueur qui a pris la pièce mise moins que celui dont la pièce a été prise, il perd aussi sa pièce lors du déplacement.
Si j’affirme que je n’aime pas l’interface parce que je n’ai pas moyen au cours de la partie de voir le nom et la fonction de mes pièces, difficilement identifiables surtout parce qu’il y a de nombreuses nouvelles pièces et qu’elles sont semblables aux pièces traditionnelles, j’affirme qu’il y a un problème esthétique.
Les questions esthétiques sont celles qui ressemblent à l’affirmation que « ce jeu ne me plaît pas ». Elles sont parfois très proches des questions éthiques, notamment quand des joueurs vont affirmer qu’un nouveau jeu d’une série a « trahi l’esprit de celle-ci », mais elles ne sont pas des questions éthiques pour autant.
Une question d’éthique
Les questions éthiques concernent non pas tant ce qui est plaisant ou qui ne l’est pas, ce qui est convaincant ou ne l’est pas, mais ce qui devrait être ou ne devrait pas. Les critiques que Grand Theft Auto V (Rockstar North, 2013) reçoit dans les médias de masse ne sont pas des critiques esthétiques ou rhétoriques, mais carrément éthique: « ce jeu ne devrait pas exister ». Une question éthique n’a pas à être aussi tranchée, ni concerner l’entièreté d’un jeu; cela dit, affirmer qu’un jeu ne devrait pas représenter la violence ou les femmes et minorités ethniques comme il le fait est une question éthique tout à fait typique et valable.
Lorsqu’on parle de questions éthiques, nous ne sommes pas dans des questions d’opinion. Une position éthique ne cherche pas à donner son opinion, mais à faire la démonstration du bien fondé de sa position. Il reste que les questions éthiques en jeu vidéo ne sont jamais loin des questions esthétiques et rhétoriques.
Trois aspects du jeu
Les trois aspects sont malgré tout reliées assez clairement les uns aux autres. On peut facilement imaginer qu’un jeu qui plaît peut plus facilement convaincre de ses idées. On peut affirmer que l’esthétique d’un jeu peut être critiquable d’un point de vue éthique, tout comme dire qu’envoyer un certain message peut être éthiquement discutable.
La représentation des femmes dans les jeux, souvent inacceptable, est une question qui regrouperait l’ensemble des trois angles présentés ici. On peut se questionner à travers une analyse de jeu vidéo à savoir quel « message » on envoie lorsqu’on choisit d’esthétiser le corps des femmes dans les jeux vidéo et s’il est acceptable ou non de le faire. Et c’est d’autant plus important de se questionner là-dessus parce que le jeu vidéo est un outil expressif efficace misant sur un rapport esthétique. Au fond, c’est parce que le jeu vidéo est plaisant (esthétique) et qu’il peut convaincre (rhétorique) qu’on doit se questionner sur ce qu’il implique comme éthique.
Références
Krapp, Peter. 2014. « Violence ». Dans Mark J. P. Wolf et Bernard Perron (dir.), The Routledge Companion to Video Game Studies, p. 345‑352. New York/London: Routledge.
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