Professer, c’est s’engager en se déclarant, en se donnant pour, en promettant d’être ceci ou cela. […] Ce n’est pas nécessairement ni seulement être ceci ou cela, ni même être un expert compétent, mais promettre de l’être, s’y engager sur parole.
‒ Jacques Derrida (2001, p. 35)
Je profite de ce qui est encore le début de l’année pour faire une courte rétrospective de mes deux ans et demi comme professeur à l’UQAT. Je profite aussi du fait que j’ai écrit un dossier pour ma première évaluation comme professeur qui comporte 30 pages de textes et des annexes et qui, même s’il est majoritairement composé d’énumérations « d’accomplissements », a je pense quelques tournures intéressantes pour réfléchir au rôle d’un professeur d’université — je m’en suis inspiré pour écrire ce billet de blogue. Comme je spécifiais que je miserais comme à mon habitude sur une certaine transparence, j’aime bien cette idée de résumer mon travail de professeur sur mon blogue.
Puisqu’il s’agissait d’une première évaluation, j’ai cherché à faire l’exercice avec un sérieux particulier dans la mesure où je vois cette pratique comme étant non pas celle d’un employé qui se fait évaluer par son employeur, mais celle d’un professeur qui cherche à clarifier son identité d’enseignant et de chercheur. Autant la vie professorale peut nous entraîner dans des considérations très pragmatiques éloignées de la vision d’une université idéale telle que la voit Jacques Derrida dans L’Université sans condition, autant ces considérations pragmatiques devraient à mon sens faire partie de la vie universitaire de manière pleinement assumée et transparente.
De 2016 à 2018
En août 2016, j’ai été embauché comme Professeur invité en études du jeu vidéo. Je venais de terminer ma thèse de doctorat quelques mois plus tôt et avait déjà été chargé de cours à l’UQAM et à l’Université de Montréal. J’ai su dès juin 2016 que je serais embauché, mais j’avais des contrats de recherche à terminer pour le groupe LUDOV de l’Université de Montréal avant d’entrer pleinement en fonction le 8 août.
La tâche d’enseignement est normalement la seule attendue d’un professeur invité, le titre que j’ai occupé d’août 2016 à juin 2017. On m’a par contre dès l’embauche confié la responsabilité du centre de Montréal, ce qui implique une bonne tâche administrative. J’ai signifié ma volonté de me stabiliser dans le département et ai obtenu un poste régulier en juin 2017. J’ai, du même coup, pris la responsabilité des programmes à Montréal. Il faut croire que j’ai pris plaisir aux tâches administratives, puisque j’ai aussi pris le rôle de codirecteur du département et du module en juin 2018.
Vision générale de ma contribution
À mon sens, l’université est un espace qui sert à développer, préserver, transmettre et critiquer le savoir. C’est un espace sécuritaire où le professeur joue un rôle de conservateur comme au sein d’un musée, à l’exception qu’il incarne ce rôle dans sa personne et dans les résultats de ses interventions (publications, créations, bibliothèque personnelle, etc.). J’ai toujours en ce sens pris ce rôle avec un sérieux particulier, ayant un parcours universitaire presque ininterrompu depuis 2004 comme étudiant, chargé de cours puis professeur.
Comme professeur, j’ai donc cherché à m’ancrer dans le département pour y trouver les moyens de mes ambitions et l’identité spécifique de ma contribution. Les études vidéoludiques impliquent une certaine maîtrise technique — que ce soit maîtriser des jeux ou les outils technologiques qui les font fonctionner et permettent de les créer — et sont en plein développement. Règle générale, je ne valorise pas la quantité de travail, mais l’investissement raisonnable et optimal du temps. J’essaie de trouver le temps de jouer à des jeux vidéo récents comme anciens, ce qui se concilie parfois difficilement avec la vie de professeur. J’ai toujours cherché à exercer une certaine veille technologique (maîtriser les outils que sont YouTube et Twitch, par exemple) et à faire la promotion de l’importance d’étudier les jeux vidéo auprès du grand public et des médias.
Quatre volets à la tâche professorale
Enseignement
Mon profil très théorique m’a semblé au départ difficile à intégrer à hauteur de 18 crédits dans des programmes menant vers le milieu professionnel. Or, j’ai constaté que l’approche théorique fonctionne très bien autant dans des cours qui y sont consacrés que dans des cours axés sur des outils pratiques. J’ai pu créer un combo intéressant entre les deux volets dans de nombreux cours.
L’enseignement est pour moi l’une des manières d’incarner le mieux le rôle du professeur. Il s’agit de chercher à bien comprendre l’identité des étudiant-e-s et de leur laisser l’espace de se développer vers de nouvelles identités de leur choix, en adéquation avec les objectifs que les cours et programmes d’études permettent. Je souscris à la vision qu’a James Paul Gee lorsqu’il parle d’apprentissage dans les jeux vidéo qu’il faut laisser l’apprenant avoir « de vrais choix (en développant son identité virtuelle) et avoir de nombreuses opportunités de réfléchir aux relations entre ses nouvelles identités et ses anciennes » (2004, p. 222). Comme lorsque j’écris, mon objectif en enseignant est d’afficher la plus grande transparence dans ma démarche pour permettre aux étudiant-e-s d’être actif-ve-s dans leur apprentissage en étant en mesure de refaire mentalement un parcours semblable au mien.
J’aime de moins en moins la linéarité dans mes cours. J’aime bien dire que je ne suis pas un « créateur de PowerPoint » : je donne de la matière théorique au-delà de ce que je consigne dans une présentation visuelle. Plus je prends de l’expérience avec la matière, plus je préfère suivre le fil des discussions plutôt que de rester pris avec un visuel très linéaire.
Pour fins d’analyse et d’exemplification, je présente souvent en classe plusieurs extraits vidéo de ma pratique personnelle de jeux. Ces exemplifications favorisent la participation et les échanges, que le jeu leur soit nouveau ou familier. J’ai aussi adopté d’une manière assez générale la formule des « tables rondes » : les étudiant-e-s se préparent en choisissant un jeu auquel ils jouent et en discute entre eux en classe pour partager leurs idées. Cette formule fonctionne autant pour des cours de création (DJV1322) que pour discuter des enjeux éthiques (DJV1125).
Recherche
Je crois que l’université est le seul endroit qui permette réellement une recherche libre et fondamentale. Par ailleurs, les études médiatiques s’inscrivent pour moi dans le champ large des sciences humaines tel que les définit Michel Foucault, c’est-à-dire, le champ qui peut réfléchir sur lui-même et faire sa propre épistémologie (1966, p. 375). Je trouve extrêmement important de voir la recherche comme étant une démarche structurée, dans la mesure où il est en général aussi important de comprendre ce qui nous mène à nous poser une certaine question qu’à essayer d’y répondre.
Depuis ma maîtrise entre 2008 et 2010, je me suis spécialisé dans les jeux de stratégie. Mon mémoire de maîtrise était une analyse du processus cognitif dans StarCraft. J’ai publié plus spécifiquement sur les jeux de stratégie en temps réel et sur des questions connexes : la stratégie, la ruse, l’identité des joueurs et des personnages. Ma thèse portait sur la définition de mon approche de l’histoire de la jouabilité et m’a permis explicitement de m’associer au champ de l’histoire du jeu vidéo.
Je m’inscris dans le champ des études vidéoludiques (game studies). Vinciane Zabban note bien que malgré de nombreuses divergences entre les différentes approches des game studies, le point qui semble faire l’unanimité au sein du champ est que « le jeu est avant tout joué, et c’est en étant mis en œuvre qu’il prend sens » (Zabban, 2012, p. 150). Il est relativement établi dans le champ que « games are not static media texts – they are activities » (Dovey & Kennedy, 2006, p. 23). C’est l’activité du jeu que j’étudie.
Au sein des études vidéoludiques, je m’inscris davantage dans une approche historienne; je cherche à étudier les joueurs réels qui ont existé historiquement davantage qu’un « Joueur Modèle » qui représenterait un joueur idéalisé ou type. J’ai en ce sens une approche qui considère l’expérience esthétique d’une manière très pragmatiste, c’est-à-dire, qui « ne privilégie pas les objets, mais les usages » (Cometti, 2010, p. 245). Je suis plus intéressé à comprendre comment les jeux vidéo ont été joués que la manière dont ils sont construits. D’où cette idée de développer une approche que je nomme l’histoire de la jouabilité dans différentes publications.
Administration pédagogique
Pour moi, l’administration a la particularité de devoir être conçue pour être effacée. Autrement dit, plus une tâche administrative est conçue efficacement, plus elle tend à apparaître simple et à demander peu de travail une fois qu’elle est bien mise en place. C’est l’idée de Don Norman (2013, p. 76‑77) de transformer de la « connaissance dans la tête » (ce dont on doit se préoccuper) en « connaissance dans le monde » (ce qui est pris en charge par un design). Paradoxalement, un bon travail administratif est donc un travail qui devrait demander peu de temps une fois qu’il est bien implanté dans une structure ou dans les habitudes. C’est mon objectif général lorsque je prends des tâches administratives.
Services à la collectivité
Les services à la collectivité sont une manière pour moi de montrer que le rôle de professeur doit avoir une visée plus large que les activités régulières et internes à l’UQAT. Je cherche à m’impliquer auprès des projets de collègues de l’UQAT que de ceux d’autres universités, que ce soit en siégeant dans des comités, en évaluant des articles ou des projets de recherche ou en faisant valoir la profession auprès du grand public de manière générale.
Références
- Cometti, J.-P. (2010). Qu’est-ce que le pragmatisme? Paris: Gallimard.
- Derrida, J. (2001). L’université sans condition. Paris: Galilée.
- Dovey, J., & Kennedy, H. (2006). Game Cultures: Computer Games as New Media. Maidenhead: Open University Press.
- Foucault, M. (1966). Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines. Paris: Gallimard.
- Gee, J. P. (2004). What video games have to teach us about learning and literacy. New York: Palgrave Macmillan.
- Norman, D. A. (2013). The design of everyday things. New York, NY: Basic Books.
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