J’ai bien aimé Les luttes fécondes de Catherine Dorion notamment parce qu’il rappelle un certain nombre de choses sur la manière dont la pensée fonctionne. Le thème principal du livre est le désir et son rôle central dans deux sphères de la vie: les relations humaines/amoureuses et l’engagement politique. Mais son livre touche bien plus que ça et c’est ce qui je pense m’intéresse le plus.
J’ai eu un séminaire en débutant la maîtrise qui a grandement changé ma perspective sur la pensée en général. Grâce à Silvestra Mariniello, j’ai lu dès les premières semaines de mes études de 2e cycle Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze et Claire Parnet notamment sur la question de la relation entre le sens et le discours. C’est peut-être Lyotard qui m’a indirectement marqué le plus (quoique je suis davantage repassé par Foucault depuis), avec son Discours/figure, sur la question du sens qui émerge d’autre chose que de la signification que le langage peut porter. L’une de ces choses était le désir, justement.
Dorion propose que la politique comme les relations amoureuses en général en viennent à contenir le désir dans une structure qui en limite la portée. On en vient, en couple comme en politique, à incarner une image de nous-mêmes davantage qu’à s’incarner soi-même; on en vient à perdre le désir qui nous faisait d’abord et avant tout vouloir changer le monde, vouloir s’épanouir, s’accomplir, vivre.
Quelques solutions mises de l’avant
Il n’y a pas beaucoup de solutions claires et viables dans toutes les situations; on comprend par exemple qu’elle propose une liberté sexuelle hors du couple et un engagement politique décentralisé et misant sur la volonté davantage que les lignes de partis et les revendications. Cela dit, on peut voir l’engagement politique de 2012 comme une expression d’un désir viscéral d’un monde meilleur et vouloir en tenir compte, ce qu’on pourrait appeler l’ordre du discours à la suite de Foucault va vraisemblablement toujours ériger une nouvelle contrainte qui fera disparaître le désir.

C’est l’exemple de la révolution cubaine qu’elle donne en ce sens et qui m’a fait penser à une scène de The Godfather Part II (Francis Ford Coppola, 1974) où Michael Corleone note que les rebelles combattent non pas pour l’argent, mais pas désir sincère de changer les choses, et qu’ils auront l’avantage pour cette raison. Dorion explique bien qu’une fois la révolution terminée, Castro finira par contenir les désirs du peuple dans une structure aussi rigide que l’ancienne pour préserver son pouvoir.
On peut voir le couple libre au gré des désirs comme une nouvelle forme d’émancipation qui fait respirer une union, mais on n’est pas malgré tout à l’abri de la volonté de sécurité, à l’abri des contraintes que la gestion familiale entraîne — la routine garderie-école, ménage-épicerie-commissions, etc. —, à l’abri des luttes de pouvoir au sein du couple — lequel des deux a les opportunités concrètes d’aller voir ailleurs, parce qu’iel a un travail qui implique des déplacements, des soirées, un prestige social, voire simplement parce qu’iel correspond davantage aux attentes de beauté.
Je comprends donc l’idée et le problème sans en partager au final toutes les conclusions. Ce qui n’empêche pas qu’on puisse y trouver une esthétique de vie intéressante. Dans la section « Pogner le signal », Dorion propose de s’entraîner à se reconnecter à nos émotions:
En écrivant dans son journal — pas pour se dépêcher d’en faire un blogue et d’accumuler les abonnés, non; en écrivant précisément ce qu’on voudrait que personne au monde ne lise (p. 73)
Le désir de jouer
Comme d’habitude, tout ceci me fait penser au jeu vidéo. Parce qu’on a tendance à vouloir, comme chercheur ou comme futur créateur, intellectualiser la manière dont les objets sont faits pour mieux en comprendre leur fonctionnement. Mais jouer à un jeu vidéo est bien souvent une question, justement, de désir. Bien souvent, je cherche à quoi jouer et aucun jeu dans ma liste de jeux à jouer ne m’apparaît comme désirable; je commence quelques minutes un jeu que je redépose après avoir essuyé trop d’échecs, je termine une mission dans la campagne d’un RTS presque sur pilote automatique sans avoir vraiment du plaisir, je tire à gauche et à droite dans un FPS sans me laisser aller dans le jeu. Et autant, un jour peut-être, je serai fin prêt à faire l’expérience d’un jeu parce que j’aurai attendu le bon moment.
Comme mon travail implique de jouer à des jeux, parfois, je me « prête au jeu » (jeu de mot intentionnel bien sûr), mais je n’ai malgré tout pas ce vrai désir de m’y investir — désir qui devrait au final faire aussi partie de mon objet d’études. Et il y a en même temps quelque chose de tellement intime à jouer à quelque chose qu’il devient difficile de transmettre ce type de plaisir, comme le désir en général.
C’est le format du livre de Dorion qui me déçoit le plus parce que j’en désirais plus: le livre est tout petit et on a l’impression de lire des fragments de récits non-achevés et de réflexions embryonnaires. Mais je ne pense pas que le livre aurait été le même s’il avait été plus long, plus complet, plus travaillé. Au contraire même, on dirait qu’il y a tellement de pistes effleurées dans ce livre qui auraient eu de la difficulté à tenir dans une réflexion plus longue, dans la mesure où une fois qu’on ajoute des mots, des preuves, des données, etc., on perd l’idée principale qui ne consiste pas à intellectualiser une réflexion mais à exprimer un état.
Référence
Dorion, Catherine. 2017. Les luttes fécondes: libérer le désir en amour et en politique. Montréal: Atelier 10.
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