Le playbour: transformer un travail en loisir

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En allant aux pommes en fin de semaine, on a constaté qu’acheter un panier de pommes revient moins cher que d’aller cueillir les pommes elles-mêmes. Autrement dit, il coûte plus cher d’aller soi-même dans le verger pour aller chercher les pommes que de les prendre pour quitter rapidement.

D’un point de vue économique, ça ne semble pas tenir la route: on paie plus cher en temps, en énergie et en argent pour la même chose, un panier de pommes.

Vous me direz que la cueillette de pommes fait partie de l’expérience et qu’on paie pour cette expérience totale. On a une petite balade en tracteur, on a… bon, c’est surtout la balade en tracteur finalement.

Mais l’aberration et l’exemple type du capitalisme reste entière: on a transformé avec succès un travail en loisir.

En études du jeu vidéo, Julian Kücklich a introduit le concept de « playbour » pour montrer ce transfert d’un travail à loisir. C’est une contraction de play et labour, travail et jeu.

Kücklich utilise le concept pour montrer que l’industrie du jeu vidéo a aussi fait cette translation à travers le modding. En permettant aux joueurs de créer leurs propres mods et de modifier à leur guise l’expérience du jeu, que ce soit en créant des niveaux, du nouveau visuel ou de nouvelles règles, on joue la carte de l’ouverture et de la culture participative. Le joueur/se se sentent libres.

Salen et Zimmerman expliquent bien que la culture des jeux se base sur une certaine ouverture et une créativité dans les mains des joueur/se/s:

Ce chapitre « Games as Open Culture » implique un modèle de conception de jeux où la structure offre au joueur une possibilité d’actions créatives. On encourage les joueurs à ajouter, supprimer ou altérer l’expérience à partir de manipulations du système de jeu (2004, p. 539, je traduis et souligne).

Mais, dans les faits, on a transformé un travail en jeu. Créer des jeux vidéo est un travail et avoir des mods et des scénarios variés ajoute de la valeur au jeu lui-même. Lorsqu’on est dans une licence libre, comme avec le système d’exploitation Linux, la culture participative est intéressante au sens où elle est une activité autotélique, où personne ne retire une valeur marchande du modding. Mais lorsque des compagnies privées tirent profit du travail gratuit des joueur/se/s, c’est faire du profit en récupérant la valeur du travail des autres.

DOTA a débuté avec un scénario de Warcraft III. Crusader Kings II a acquis de la notoriété avec le mod de Game of Thrones, comme le soulignait le CEO de Paradox, Fredrik Wester:

L’idée que les joueurs sont des créateurs de valeur pour une compagnie en est une sur laquelle Wester est revenu tout au long de sa conférence. En poursuivant l’exemple de Crusader Kings II, il a donné l’exemple d’un mod créé par les joueurs basé sur le thème de Game of Thrones. Selon ses données, 20% des joueurs de Crusader Kings II jouent spécifiquement pour le mod de Game of Thrones. Kotaku l’a nommé le « meilleur jeu de Game of Thrones », même s’il a été créé gratuitement par des joueurs (Sinclair 2015, je traduis et souligne).

Les jeux tirent profit du travail de leurs utilisateurs et s’approprient explicitement celui-ci, comme le montre la politique d’utilisation de l’éditeur de StarCraft II:

Les scénarios sont et resteront seulement et exclusivement la propriété de Blizzard (je traduis).

Mais en rendant plaisant le travail, les industries réussissent à récupérer la valeur de ce travail et aussi, indirectement, à mettre en concurrence leurs propres employés contre le travail bénévole d’une communauté. Car pourquoi tester des jeux d’avance, quand des joueurs sont prêts à payer pour avoir un jeu en accès anticipé et fournir eux-mêmes le travail de recherche de bogues?

Une fois la pomme croquée, on constate que le playbour n’est pas l’El Dorado mais le paradis perdu.

Références

Kücklich, Julian. 2005. « Precarious Playbour: Modders and the Digital Games Industry ». Fibreculture Journal, no. 5, septembre.

Salen, Katie et Eric Zimmerman. 2004. « Games as Open Culture ». Dans Rules of play: game design fundamentals, p. 536-569. Cambridge, MA : MIT Press.

Sinclair, Brendan. 2015. « Players are value creators – Paradox CEO ». GamesIndustry.biz. 17 novembre.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


En libre accès en format numérique ou disponible à l’achat en format papier.


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