Au théâtre ou au cinéma, on appelle la distanciation le moment où une œuvre réussit à nous faire prendre conscience qu’elle existe, qu’elle réussit à nous faire sortir de notre absorption ou de notre immersion pour briser son effet fictionnel.
Traditionnellement, dans un contexte de théâtre classique, si l’acteur se met à interpeler directement les spectateurs ou à faire référence à la mise en scène elle-même, on parle de distanciation par autoréflexivité. Le média se montre lui-même. L’intertextualité et la mise en abyme peuvent aussi provoquer un effet de distanciation. Marie-Laure Ryan va même jusqu’à dire que pour « que l’interactivité soit réconciliée avec l’immersion, elle doit être dénudée de toute dimension autoréflexive » (Ryan 2001, p. 284). C’est donc dire que l’immersion nécessiterait une totale absence de dimension autoréflexive.
Habituellement, dans un jeu vidéo comme au théâtre, on s’attend à ce que les personnages de la fiction ne s’adressent pas directement au joueur; c’est pourtant ce qui se produit dans la série Metal Gear Solid. Dans Metal Gear Solid: The Twin Snakes (Silicon Knights/Konami CE Japan, 2004), remake sur GameCube de Metal Gear Solid (Konami, 1998) sur PlayStation, Psycho Mantis fait même référence à la manette du joueur: il lui demande de poser la manette sur le sol pour qu’il puisse la déplacer en la faisant vibrer par télékinésie. Il lira ensuite dans la carte mémoire du joueur pour lui dire à quoi d’autre il a joué.
Aussi intéressants et ludiques que puissent être les passages comme celui-ci, leur effet de distanciation est certainement moindre que ce que pouvait provoquer une adresse au spectateur au théâtre. C’est que, dans le jeu vidéo, on est souvent habitué à ce que les personnages s’adressent (implicitement) au joueur: quand la mère de Link lui explique comment soulever un pot dans Wind Waker, elle lui explique en faisant référence aux boutons de la manette de GameCube. Ces indications au joueur par le biais du personnage ou non sont monnaie courante dans les jeux vidéo. Voyons maintenant quatre autres exemples de distanciation courants en jeu vidéo.
Quelques exemples de distanciation classiques en jeux vidéo
Le premier exemple est la mise en évidence de l’esthétique de la base de données que constituent tous les logiciels informatiques. C’est Lev Manovich (2001, p. 194-196) qui introduit l’idée: un jeu vidéo est fondamentalement une base de données parce que la manière dont le monde est généré passe par des données préexistantes qui se constituent en un tout donnant l’apparence seulement d’un monde cohérent. À titre d’exemple, quand on s’adresse à un personnage à répétition, on verra que ses lignes de dialogues rejouent sans cesse; elles sont évidemment préenregistrées et se mettent à jouer lorsque c’est nécessaire. Cela va d’un jeu d’aventure classique comme King’s Quest VII (Sierra On-Line, 1994)…
… à The Elder Scrolls V: Skyrim (Bethesda Game Studios, 2011) (à 11:43 puis 12:50):
Ensuite, de nombreux jeux vidéo ont des problèmes techniques. Qu’ils soient des bogues visuels, des quêtes rendues brisées par un personnage manquant ou un objectif qui n’est pas atteint, ou encore une sauvegarde automatique qui tourne mal, ces problèmes nous mettent directement face à l’objet technique devant nous et, nécessairement, constituent une distanciation.
Troisièmement, les jeux vidéo étant des objets difficiles, un joueur n’est pas à l’abri de ce qu’Espen Aarseth appelle « l’aporie », c’est-à-dire, ce moment dans le jeu où on décroche parce qu’on ne sait plus quoi faire ou parce que ce qu’on doit faire est trop difficile.
Enfin, la sauvegarde, étant une action qui nous ramène « à l’extérieur » de la fiction, peut aussi jusqu’à un certain point entraîner un effet de distanciation (Adams et Rollings 2010, p. 280).
Les stratégies immersives et l’habitude
Carl Therrien expliquait dans sa thèse de doctorat que plusieurs jeux utilisent des effets de diégétisation pour rendre plus transparent le média, ce qui pourrait contribuer à atténuer la distanciation. Pensons à StarCraft (Blizzard Entertainment, 1998) qui s’adresse à nous comme si nous étions un réel commandant qui contrôle ses troupes sur le champ de bataille.
Les sauvegardes sont ainsi souvent « diégétisées » dans l’univers fictionnel: dans Parasite Eve (Square, 1998), les points de sauvegarde sont illustrés par des téléphones et le « rapport » fait par notre personnage policière fait office de sauvegarde. Mais ces situations sont tellement rares qu’elles en viennent non pas à rendre le média transparent, mais au contraire à rendre la convention très apparente:
[…] nous sommes confrontés à un paradoxe prévisible pour quiconque s’immerge fréquemment dans les mondes proposés par l’un ou l’autre des médias que nous avons évoqués: ces stratégies immersives, à l’encontre même de leur vocation avouée, ne passent pas du tout inaperçues, dans la mesure où elles représentent l’exception plutôt que la norme (Therrien 2011, p. 93).
L’habitude change nécessairement l’effet de distanciation. Les effets de diégétisation sont l’exception et non la règle: en étant présents, ils mettent en évidence la convention et, donc, contribuent probablement davantage à la distanciation qu’ils ne nous en préservent.
Références
- Aarseth, Espen. 1999. « Aporia and Epiphany in Doom and The SpeakingClock: The Temporality of Ergodic Art ». Dans Marie-Laure Ryan (dir.), Cyberspace textuality : computer technology and literary theory, p. 31-41. Bloomington: Indiana University Press.
- Adams, Ernest et Andrew Rollings. 2010. Fundamentals of game design. 2e éd. Berkeley, CA: New Riders.
- Brecht, Bertolt. [1948] 1990. Petit organon pour le théâtre ; suivi de Additifs au Petit organon. 3e éd. Paris: L’Arche.
- Manovich, Lev. 2001. « The language of new media ». MIT Press.
- Ryan, Marie-Laure. 2001. Narrative as virtual reality : immersion and interactivity in literature and electronic media. Baltimore: Johns Hopkins University Press (p. 284).
- Therrien, Carl. 2011. « Illusion, idéalisation, gratification. L’immersion dans les univers de fiction à l’ère du jeu vidéo ». Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal.
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