« Chaque MC qui me teste, c’t’un gain de crédit »
Dramatik, dans Muzion, « Tu veux hate », Berceau de l’Amérique (1999)
Quand Dramatik affirme sur « Tu veux hate » que chaque MC qui le teste lui donne du crédit, il affirme que sa crédibilité est une sorte de capital — il prend même l’expression « crédit » qui évoque clairement les finances — et qu’elle prend de la valeur lorsqu’on la fait passer des épreuves.
C’est ainsi que Pierre Bourdieu voit la notion de capital culturel (1979, p. 3). Mia Consalvo prendra le concept de Bourdieu pour l’appliquer aux jeux vidéo en le qualifiant de capital de jeu (2007, p. 4) — qu’Hugo Montembeault et moi-même (2018) avons utilisé en parlant du rôle des archives de jouabilité. L’idée générale est qu’un joueur peut avoir une certaine crédibilité auprès des autres joueurs et que celle-ci lui donne un pouvoir sur les autres. Ce capital culturel a la caractéristique de pouvoir prendre trois formes distinctes.
Les trois formes du capital culturel
La forme incorporée
Il peut, d’abord, être sous forme incorporée, c’est-à-dire qu’il peut être assimilé dans la tête d’un individu, que cette culture peut être apprise ou intégrée aux actions d’une personne. C’est la forme quelque part le plus fréquente ou la plus évidente: une fois le savoir acquis chez une personne, il a incorporé des éléments culturels importants, il « s’est cultivé » pour reprendre l’exemple de Bourdieu. Un peu comme des connaissances procédurales, la connaissance est incorporée et en vient à projeter une plus grande crédibilité de ce fait même. Si une joueuse accumule des victoires à un jeu de stratégie en temps réel et impressionne par la vitesse de ses actions, on aura tendance à accorder plus de crédibilité à ses commentaires sur les stratégies des autres ou sur l’intérêt de la sortie d’un nouveau jeu.
La forme objectivée
Il peut aussi être sous forme objectivée, c’est-à-dire être accumulé comme objets physiques ou numériques. Lorsqu’un individu collectionne les œuvres d’art et les affiche chez lui, tout discours qu’il portera sur l’art aura une crédibilité plus grande. Lorsqu’un collectionneur de jeu vidéo possède tous les jeux sortis sur une console précise, on aura tendance à accorder une crédibilité à ses propos sur les jeux de cette même console et ce, peu importe sa « réelle » connaissance de ces jeux. L’objet confère en lui-même un pouvoir.
Cette forme objectivée peut se voir dans les jeux avec des avatars, où une pièce d’équipement visible pourra projeter une plus grande crédibilité sur le jeu.
Les joueurs se reconnaissent et s’évaluent en partie sur la base des signes de performance et l’avatar est la marque physique des accomplissements. Au fil des heures de jeu, l’avatar ne devient pas tant une extension du joueur qu’un symbole représentant l’identité du joueur […] (Bonenfant 2011, p. 215).
Pensons, de la même manière, aux skins que les joueurs de Fortnite (Epic Games, 2017) achètent qui jouent essentiellement sinon exclusivement ce rôle.
La forme institutionnalisée
Enfin, il peut être sous une forme institutionnalisée. On aura tendance à avoir confiance en un professeur d’université pour discourir sur son champ d’études, à employer un individu qui diplôme avec de bons résultats dans le domaine pour lequel on ouvre un poste, à croire quelqu’un qui travaille pour une compagnie crédible dans un domaine. On fait en même temps confiance, peut-être dans une moindre mesure et sur des aspects différents, au nombre d’abonnés d’un YouTuber comme étant une marque de confiance conférée par une institution.
Chaque institution gagne son prestige par quelque chose — les diplômes (objectivés) qu’elle délivre, les connaissances (incorporées) que ses diplômés possèdent, etc. — et, ainsi, chaque état du capital culturel nourrit les autres dans une relation qui ne reste jamais tout à fait stable.
Je crois que le concept de capital de jeu permet de bien comprendre comment les individus interagissent avec les jeux, s’informent sur eux et sur son industrie, et interagissent avec les autres joueurs. Le terme est intéressant parce qu’il suggère un échange qui est nécessairement dynamique — qui change avec le temps et à travers les différents types de joueurs ou de jeux (Consalvo 2007, p. 4).
On comprend en ce sens que les relations de pouvoir peuvent changer beaucoup dans le temps.
*
Petit ajout du 23 janvier 2020: ce comic de SMBC qui illustre bien le concept poussé à une situation absurde.
Références
Bonenfant, Maude. 2011. « Pour un changement de paradigme. Évaluer l’amitié dans les jeux vidéo en ligne ». Dans Charles Perraton, Magda Fusaro et Maude Bonenfant (dir.), Socialisation et communication dans les jeux vidéo, p. 205-225. Montréal: Presses de l’Université de Montréal.
Bourdieu, Pierre. 1979. « Les trois états du capital culturel ». Actes de la recherche en sciences sociales vol. 30, no 1, p. 3‑6.
Consalvo, Mia. 2007. Cheating: GainingAdvantage in Videogames. Cambridge, MA: MIT Press.
Montembeault, Hugo, et Simon Dor. 2018. « À quoi pensent les archives de la jouabilité? Une approche historiographique de l’expérience vidéoludique ». Conserveries mémorielles, no 23. https://journals.openedition.org/cm/3171.
Laisser un commentaire