La figure de la survie et le (dis)empowerment dans le jeu vidéo

Par Simon Dor, séminaire « Identité et contrôle », séance « Agentivité et pouvoir », le 11 décembre 2019.

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Texte commenté : Reid, Samantha et Steven Downing. « Survival Themed Video Games and Cultural Constructs of Power », Loading…, vol. 11, no18, 23 juillet 2018.

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Le texte de Samantha Reid et Steven Downing (2018) propose de réfléchir à la notion de (dis)empowerment à travers un corpus de jeux de survie. Leur prémisse est de réfléchir à la relation entre jeu et culture pour voir si les jeux de survie sont un symptôme générationnel lié à la question environnementale très actuelle et le pessimisme vis-à-vis de l’avenir.

Leur introduction donne un bon exemple d’un jeu subversif : la nouvelle « Navigators » de Mike Meginnis publiée en 2011 qui met en scène un jeu vidéo de rôle où le personnage perd ses habiletés, objets et même sa vue au fur et à mesure de sa progression. Cet exemple fictif illustre bien cependant la norme vis-à-vis de laquelle le jeu vidéo s’est construit : un modèle d’empowerment où le joueur/se a un contrôle sur la progression assurée de son personnage (p. 41).

L’approche de Reid et Downing se veut d’emblée modeste : iels voient leur texte comme un « think piece », une sorte d’exercice de pensée qui permette de mettre en évidence des relations là où une approche plus systématique ou formelle les discréditerait peut-être d’emblée. Leur objectif est de montrer la manière dont ce qu’iels nomment « les jeux de survie » permet de « challenge the traditional model of empowerment in games, presenting players with odds that often seem insurmountable » (p. 42). Leur propos est de voir de quelle manière un autre discours vis-à-vis du pouvoir en jeu vidéo est possible[1].

La mort est bien sûr habituelle en jeu vidéo et la notion de difficulté qui y est intrinsèquement reliée a été déjà l’objet d’études. Mais leur idée principale est de se questionner à savoir si la chute inévitable d’un personnage peut être perçue comme une métaphore pour le monde actuel dans lequel des désastres écologiques, économiques ou géopolitiques sont présentés comme imminents (p. 42).

On le verra, je ferai de nombreuses critiques à cet article mais les orienterai en trois aspects suivant l’ordre du texte.

  1. La relation entre jeu et culture est présentée
    comme un axiome dans le corps de leur argumentation alors qu’elle est présentée
    comme un argument devant être prouvé dans leur problématique initiale;
  2. Il y a une confusion entre différentes formes de
    « survie » en jeu vidéo comme si elles étaient équivalentes, ce qui
    rend difficile leur regroupement sous une seule figure sans inclure de nombreux
    jeux absents ici;
  3. Il y a une contradiction entre la notion
    d’esthétique de l’incertitude, qu’iels reprennent de Bateman, et l’idée qu’ils
    défendent que plusieurs de ces jeux ont au contraire la certitude que la mort est imminente, inévitable.

Malgré tout, je pense qu’un texte comme le leur est un point de départ non-négligeable pour se questionner sur la représentation de l’identité et du contrôle, au sens où l’idée même d’une possible métaphore ou figure qui puisse être fonctionnelle dans différents types d’expérience est un questionnement important de ce séminaire. J’essaierai d’ouvrir la discussion en conclusion sur ce questionnement.

1) La définition de concepts

Reid et Downing partent de la base et clarifient d’abord leurs principaux concepts : culture, genre et phénomène culturel. Par « culture », iels entendent « the selective re-presentation of artifacts, symbols, and language that sometimes (but not always) manifest in the form of norms and ideologies, and specifically as they are produced by and/or emerge within popular culture mediums such as video games » (p. 42).

Iels définissent le « genre » comme une catégorie de jeux basée sur les interactions, la jouabilité, les défis plutôt que le thème ou le contenu, bien qu’iels insistent sur une hybridité entre les approches ludologiques et narratologiques telle que la prônait Apperley (2006). L’idée est d’identifier les éléments du genre comme étant fondamentalement liées à la jouabilité en soulignant que certains jeux de survie ont peu d’histoire, tout en rappelant que les mécaniques ludiques que sont par exemple la recherche de ressources rares ou la mort permanente des personnages sont intrinsèquement liées à des thèmes précis comme les univers post-apocalyptiques ou d’horreur (p. 43).

L’action de jouer correspond à un « phénomène culturel » transcendant plusieurs médias à leur avis. Iels soulignent l’idée que le jeu est une notion transmédiatique, laquelle a déjà été évoquée notamment par Williams auquel iels réfèrent. Iels reprennent par contre l’idée que le jeu transmédial est axé sur la recherche d’une solution (suivant Koster) et basé sur les objectifs (suivant Oswald, Prorock & Murphy). Peu importe la forme que le jeu prend, il est pour elleux très ancré dans les racines d’une société et devient le reflet du « socio-political climate of the time in which they were created » (p. 43).

Il y a à mon avis une grande faille dans cette vision un peu simpliste du média, comme si celui-ci pouvait être entièrement transparent et transmettre directement un « contenu » (qu’il soit histoire, jeu ou actualité). Des chercheur-se-s de différentes tendances ont plutôt cherché une vision non-instrumentale du média, que ce soit en analysant avec une vision politique les médias eux-mêmes — pensons à l’École de Francfort et aux contemporains qui s’en inspirent comme Dyer-Witheford et De Peuter (2009) — ou en cherchant à comprendre les conditions matérielles du média en se concentrant moins sur l’aspect politique — les auteurs des platform studies dans le cas des études du jeu vidéo (Bogost et Montfort, 2009).

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Ce n’est pas que Reid et Downing ne s’intéressent pas au média lui-même. Iels voient les jeux vidéo comme des reflets de la culture, notamment car la relation entre culture et industrie est une relation où l’un renforce constamment l’autre.

Iels voient justement le rôle culturel des jeux vidéo comme étant négocié entre un grand nombre d’individus. La création, déjà, est celle d’un collectif plus que d’un individu, permettant une négociation plus collective du sens. Mais le joueur-se est dans un contexte de culture participative plus important.

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La notion d’empowerment[2] leur sert à illustrer une figure classique du jeu vidéo. Les « previous generations of video games, both single and multi-player », seraient pour eux davantage axés sur la transformation du personnage en superhumain. Iels utilisent des expressions comme « in this area » sans préciser quelle est leur périodisation exactement. On peut en effet voir dans les jeux de rôle classiques cette progression constante vers le surhumain, de Baldur’s Gate (BioWare, 1998) à Skyrim (Bethesda Game Studios, 2011) en passant par World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004), où le « héros » finit par triompher et par devenir un personnage surpuissant.

À l’inverse du modèle « optimiste », iels posent le modèle « fatalist, post-apocalyptic, and survival themed video games of the last decade » (p. 44). Iels placent ce modèle fataliste comme celui où la mort est constamment imminente. Ils proposent de penser le genre des « fatalist games » comme un modèle extrême des « predatory games », où il y a peu de ressources, beaucoup d’ennemis tous similaires, et où la mort n’est pas une fin mais l’occasion de « re-spawn » quelque part avec une meilleure stratégie. Mais Rogue (Wichman, 1980), qui inspire la vague « fataliste », reste un jeu de la période « optimiste ». Leur périodisation et l’interprétation historique qui va s’ensuivre reste un angle mort de leur réflexion.

2) L’établissement d’un corpus de survie

On comprend mal de quelle manière le « survival » devient finalement un « genre » qui reprend le « ‘rogue-like’ game concept » (p. 45). Reid et Downing proposent de faire l’histoire de ce genre, en plaçant sur une ligne du temps de nombreux jeux qui semblent correspondre à cette vision anhistorique que représente le « survival ». Leur travail se basant sur les étiquettes de genre de Steam, on peut comprendre qu’il manque une historicité qui serait nécessaire à mon avis pour interpréter les jeux très disparates regroupés sous cette étiquette. L’ensemble du genre ou de la tendance regroupe des jeux aussi variés que The Oregon Trail alias Oregon (MECC, 1982), Alone in the Dark (Infogrames Europe SA, 1992), Resident Evil (Capcom, 1996), Minecraft (Mojang AB, 2010), Don’t Starve (Klei Entertainment, 2013), This War of Mine (11 bits studios, 2014) et ARK: Survival Evolved (Efecto Studios S.A.S., Instinct Games, Studio Wildcard, Virtual Basement LLC, 2015).

The Oregon Trail implique un voyage vers l’Ouest et la survie d’un petit groupe de personnes dans cette épopée mythique américaine. Son « réalisme » en ce qui a trait à la survie des voyageurs est en soi une critique du mythe fondateur de la conquête de l’Ouest. Il s’inscrit très certainement dans une tendance autre des jeux vidéo que celle qu’on retrouve dans les récits fantaisistes.

Un jeu comme The Oregon Trail permet une émergence qui, comme iels le notent bien, « can yield power of its own ». Autrement dit, une certaine agentivité [agency] se dégage de l’idée même qu’on puisse exercer un contrôle sur le dénouement du récit pour essayer de nombreuses options différentes. Mais iels suggèrent plutôt que The Oregon Trail est un exemple d’une « esthétique de l’incertitude » (qu’ils reprennent de Bateman, 2015). Le plaisir du jeu n’est pas tant de voir émerger différents scénarios que de jouer avec l’incertitude du succès sur une expérience à long terme : « we contend that the uncertainty of success and precarious nature of the environments and situations in survival games that motivate players to connect with them » (p. 47). Cette incertitude est, pour elleux, un moyen de relier le jeu aux autres médias.

Le survival-horror

Le jeu de « survival » est aussi pour elleux la figure centrale du survival-horror, en particulier Alone in the Dark (Infogrames Europe SA, 1992) et Resident Evil (Capcom, 1996). Bien que ces jeux impliquent le tir et ressemblent à l’origine aux jeux d’aventure pointer-et-cliquer, Reid et Downing voient une dimension importante du jeu de survie au cœur de l’expérience de ceux-ci. « Survival is the best, if not the most likely, outcome »; en effet, Alone in the Dark implique souvent de se sauver davantage que de confronter les monstres. Contrairement à des jeux de tir plus traditionnels, Resident Evil « places more emphasis on the acquisition and management of scarce resources such as ammunition and herbs used to heal the player character » (p. 48). On prend bien souvent le rôle de victime dans ce genre. Mais, disons-le, il manque cruellement de références au travail de Bernard Perron (2006, 2011, 2018), qui auraient pu relativiser certains de ces points de vue ou montrer dans quelle mesure ils peuvent s’appliquer au genre dans son entièreté[3].

La survie « sauvage »

La survie dans un environnement « sauvage » [wilderness] est une autre tendance importante pour elleux bien qu’ils ne vont pas développer beaucoup plus que The Oregon Trail. Leur référence à Unreal World (1992, toujours en développement), un jeu de survie où le personnage doit gérer des ressources rares, montre bien qu’il existe cette tendance qui se retrouvera aussi dans Don’t Starve (Klei Entertainment, 2013), mais la description du jeu et son importance restent très courtes.

Types émergents et hybrides

C’est là que Reid et Downing proposent de voir des types de jeux hybrides axés sur la survie. Pour elleux, le genre s’est transformé en intégrant des figures plus classiques du jeu vidéo, se fusionnant à de « more traditionally empowering genres and mechanics ». L’un de ces hybrides serait entre le genre « simulation » et le « survival » qui aurait changé la dynamique générale des jeux de gestion, comme iels le précisent :

the emphasis on community management in games such as This War of Mine (2014), Banished (2015), Stonehearth (2015), and Sheltered (2016) represent survival mechanics and themes moving into traditionally empowering city-builder games that have historically overlapped with ‘god games’ (p. 49).

C’est le passage d’un « over-watching deity to a struggling, ground-level manager of individual settlers and survivors » qui semble plus parlant de cette tendance (p. 49). Et c’est là que la notion d’identité et de contrôle devient fondamentale. En se débarrassant de la vision plus désincarnée des « god games » que proposent des séries comme SimCity ou Civilization pour aller concrètement incarner un personnage ayant des limites, on met en scène un cas où le pouvoir n’est plus infini mais est incarné dans des conditions concrètes, souvent difficiles, qui permettent d’offrir une certaine réflexivité voire un discours sur le pouvoir lui-même. Le fait que les jeux de leur corpus récent sont plus près du monde réel en est un exemple évident :

There is often an emphasis on limited resources, predators of some variety, and an  environmental  threat  whether  it  is  cold  weather,  poor  air  quality,  or  dangerous  terrain. These genres are often situated in a real world as opposed to fantasy setting (p. 50).

Plutôt que d’aller vers l’idée qu’il y ait une « conquête » ou une « maîtrise » du monde, ces jeux permettent de réfléchir sur la question de « l’autre », sur la destruction plutôt que la seule construction. Iels proposent qu’une recherche future puisse se concentrer sur les perceptions des joueur-se-s vis-à-vis de cet « autre » dans un univers post-apocalyptique, se questionnant à savoir s’il y a des éléments de réalité dans ces jeux et si celui-ci est important pour leur appréciation du genre (p. 50). Des jeux comme Rust (Facepunch Studios, 2013) et ARK, où la survie vient aussi confronter les joueur-se-s entre elleux, en sont de bons exemples, et le genre du battle royale jusqu’à un certain point quoique j’en suis moins convaincu[4].

3) (Dis)empowerment et incertitude

Les liens qu’ils font en conclusion entre culture et jeu vidéo restent aussi ténus qu’ils l’étaient en introduction. Leur tour d’horizon « historique » ne fut pas suffisamment un succès pour qu’on puisse être convaincu que les jeux récents ont véritablement cette tendance; il y a presque autant d’exemples nommés que de contre-exemples auxquels on peut penser. L’idée d’une question générationnelle reste à l’état de spéculation à la fin du texte : « we  speculate  that  a  keener  awareness of the  reality that success and power is no longer an absolute domination of one’s surroundings may have created an appetite for games that reflect this reality » (p. 51, je souligne). Il y a malgré tout une certaine corrélation entre la montée du pessimisme vis-à-vis des générations futures et le nombre de jeux de survie sur le marché; la corrélation reste ténue, pas démontrée concrètement avec une définition de « survie » qui fonctionne et il serait important à la fois de situer culturellement ce « pessimisme » et de le relier à un objet précis — je ne suis pas certain que ce soit seulement l’environnement.

Mais la notion de (dis)empowerment dans le jeu vidéo me semble largement importante et il faut un effort additionnel pour la creuser, en particulier dans les jeux de stratégie et de gestion. L’idée de montrer « the other side of war » dans This War of Mine est une excellente manière de porter un discours sur la guerre elle-même, alors que les critiques classiques de la guerre sont plutôt satiriques comme Cannon Fodder (Sensible Software, 1993).

Je souhaite dans les prochaines années développer une réflexion autour de cette idée de (dis)empowerment, notamment en la mettant en relation avec l’incertitude et l’inévitabilité dans les jeux vidéo. Reid et Downing notent à la suite de Bateman que l’« uncertainty is one element of gaming motivation » (p. 53). Les jeux de survie ont pourtant cette idée qu’au contraire, la mort est imminente et c’est sa présence si fréquente et/ou si décisive qui vient à être centrale à l’expérience de jeux comme Darkest Dungeon, Fire Emblem, BATTLETECH, Into The Breach, Bad North, Crusader Kings II ou Frostpunk. On peut envisager une recherche plus approfondie du côté sombre des jeux de stratégie pour nous éclairer sur la relation entre identité et contrôle.

Bibliographie

Apperley, T. H. (2006). Genre and game studies: Toward a critical approach to video game genres. Simulation and Gaming, 37(1), 6‑23.

Bogost, I. et Montfort, N. (2009). Platform Studies: Frequently Questioned Answers. Communication présentée au Digital Arts and Culture, Irvine, CA.

Dyer-Witheford, N. et De Peuter, G. (2009). Games of empire : global capitalism and video games. Minneapolis : University of Minnesota Press.

Perron, B. (2006). The Heuristic Circle of Gameplay: the Case of Survival Horror. Dans M. Santorineos (dir.), Gaming Realities: A Challenge for Digital Culture (p. 62‑69). Athènes : Fournos.

Perron, B. (2011). Silent Hill: The Terror Engine. Ann Arbor, MI : University of Michigan Press.

Perron, B. (2018). The world of scary video games: a study in videoludic horror. New York/London/Oxford/New Delhi/Sydney : Bloomsbury Academic.

Reid, S. et Downing, S. (2018). Survival Themed Video Games and Cultural Constructs of Power. Loading…, 11(18).


[1] Cet objectif est très similaire à ce que je cherche à faire avec le projet de recherche financé par le FIRC/FUQAT, « Figures singulières du jeu de stratégie: expression et singularités » (2019-2020).

[2] J’aurais aimé trouver une traduction française fonctionnelle. L’expression « autonomisation » enlève beaucoup la notion de pouvoir à mon avis et sied moins à la traduction lorsqu’on parlera de (dis)empowerment. L’expression « agentivation » évoque peut-être trop « agentivité » pour traduire l’agency.

[3] Tout un travail a été fait avec le groupe de recherche Ludiciné qui faisait notamment la distinction entre les personnages « entraînés » de Resident Evil et Cold Fear et les personnages plus « ordinaires » dans la série Clock Tower par exemple.

[4] L’idée que l’univers se referme sur lui-même en est peut-être une à développer, mais le jeu ne se rend jamais jusque-là normalement.

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