J’avais une étrange motivation dans les premiers jours du confinement. Il fallait trouver des solutions rapidement, m’assurer de pouvoir bien communiquer avec les professeur-e-s, les chargé-e-s de cours, le personnel et les étudiant-e-s tout en étant à l’écoute des décisions de l’administration de l’université. La réalité finit évidemment par rattraper et la ressource la plus précieuse qu’est le temps devient rapidement manquante. J’ai de la difficulté à dormir depuis quelques jours et j’ai l’impression d’être constamment dans un rush d’adrénaline.
J’essaie d’écrire un peu ici mais j’ai de la difficulté à le faire. Je commence des textes en laissant des notes quelque part, mais je peine à réussir à faire de l’administration; il me reste peu de temps pour le « superflu » que devient le blogue. Mais la concentration, cette ressource qui a la particularité d’impliquer un investissement de temps incompressible et qui a un très long cooldown, vient à être à peu près absente et ne me permet ni de terminer ce que je commence, encore moins de commencer ce que je souhaite terminer qui prend du temps. Dans les pires moments, j’ai de la difficulté à enligner les lettres les unes après les autres. Comme d’habitude, et ça finit par m’exaspérer, c’est la recherche qui attendra.
Mais en attendant, terminons ces bribes et laissons-les à l’état de fragments si c’est ce que je peux faire.
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Ce confinement implique de devoir repenser à ce qu’est un intellectuel. Pensons à l’intellectuel confiné.
J’ai toujours eu un certain sentiment d’imposteur lorsque je regarde les intellectuels « classiques ». Je regarde mon parcours et j’ai une tendance peu reluisante à me comparer à d’autres, à me dire que je pourrais en être rendu à une certaine étape, avoir atteints certains jalons, à être en mesure de faire x ou y. Je sais que ça n’a pas vraiment de sens, en particulier lorsque j’essaie de me rappeler que les plus grandes qualités des intellectuel-le-s sont celles qui leur permettent de repenser le monde dans lequel iels vivent, et donc de briser les modèles passés.
Combien de philosophes classiques devaient jongler avec la conciliation travail-famille? Combien étaient issus de familles modestes? Combien étaient marginalisé-e-s? Il faut évidemment regarder ses propres privilèges mais aussi ceux des gens qui nous inspirent; il faut comprendre que de prendre quelqu’un pour modèle sans comprendre la situation de privilège dans laquelle il vit est extrêmement problématique.
J’essaie donc de relativiser le confinement et la « productivité » qu’il m’enlève.
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Et, en même temps, il faut peut-être profiter de cette crise pour se rappeler que le masque qu’on met devant soi cache quelque chose qui devrait être visible. Je suis professeur comme je suis parent et il est d’autant plus difficile de faire semblant que l’un n’existe pas lorsque j’essaie d’être l’autre. Je peux bien lister mes « accomplissements » professionnels lorsque je dois être évalué par mes pairs, on ne pourra plus faire croire que ma vie personnelle n’entre pas en conflit avec ma vie professionnelle. C’est d’autant plus vrai pour les femmes, encore aujourd’hui.
Avoir des enfants à la maison en mode télétravail n’est pas simple.
Et je ne parle pas nécessairement de chercher à activement leur donner une éducation autre que de l’écoute compulsive de vidéos YouTube, je parle de répondre lorsqu’ils me parlent, de m’assurer qu’ils mangent, de nettoyer le dégât, de changer le vidéo, de leur dire d’arrêter de crier ou de sauter sur le divan, de les empêcher de se frapper, etc.
Mes enfants sont des êtres vivants qui existent 100% du temps et qui ont leurs aspirations personnelles pour remplir ce temps, aspirations qui entrent bien souvent en conflit avec ce que je dois faire comme professeur.
Et je pense qu’il faut progressivement se rappeler que le temps d’être parent a des répercussions sur l’ensemble de la vie. Et qu’il ne faut plus essayer de (se) le cacher.
Et là, on me dira que les parents ont choisi de l’être, qu’ils doivent en subir les conséquences, qu’on ne peut pas espérer avoir le beurre et l’argent du beurre en diminuant les attentes envers eux.
Je pense, au contraire, qu’on devrait avoir les mêmes attentes, mais qu’on devrait penser ces attentes avec ce qu’il est réaliste de faire en étant parents. Ne pas valoriser le travail supplémentaire — qui n’est littéralement qu’une question de temps –, ne pas valoriser le présentéisme, ne pas valoriser la mise en priorité du travail sur la vie personnelle. Cette valorisation du temps consacré au travail (et pas la valorisation du travail lui-même, encore moins de son résultat) ne fait à mon sens qu’encourager la division des rôles genrés et tend à diviser des équipes de travail (souvent aussi sur la base du genre) entre ceux qui ont le luxe du temps et ceux qui s’efforcent de l’optimiser.
Et je terminerai, peaufinerai, raffinerai ou bien réfuterai ces idées lorsque j’aurai le temps.
Image tirée de Chrono Trigger où Marle lance un « Haste 2 » à Crono.
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