Je suis très heureux de pouvoir annoncer que j’ai obtenu une subvention Développement Savoir du CRSH pour pouvoir travailler dans les deux prochaines années sur un projet qui s’intitule « Représenter le pouvoir autrement : figures alternatives dans les jeux de stratégie et de gestion ». Ce projet est la suite logique d’une recherche d’un an subventionnée par les Fonds institutionnels de la recherche et de la création de la Fondation de l’UQAT (FIRC/FUQAT) que je remercie grandement.
Il suit une tendance que je souhaitais prendre depuis un certain temps mais que je trouvais peut-être un peu intimidante, soit celle d’aller vers des questions de représentation dans les jeux de stratégie. J’ai souvent défendu mon genre de prédilection en disant que malgré l’omniprésente représentation de la guerre, il y avait un intérêt à l’expérience de jeu elle-même. Je ne change pas de discours ici mais souhaite réfléchir à une responsabilisation vis-à-vis de l’image dans laquelle on joue. Je souhaite souligner qu’il faut regarder tout jeu avec un regard critique, et mon objectif est de comprendre comment les jeux de stratégie eux-mêmes nous offrent des pistes pour cette critique.
Contrairement à mes recherches précédentes — en grande partie parce que j’étais jeune étudiant avec une certaine précarité –, je souhaite être très transparent avec les différentes étapes du projet ici. Je vais essayer si j’ai le temps de discuter de résultats préliminaires, d’analyses ad hoc et de lectures ajoutées au fur et à mesure. C’est un peu ce que j’ai fait indirectement en analysant Fire Emblem: Three Houses. Je suis très enthousiaste à pouvoir constituer une petite équipe de recherche avec mes (maintenant nombreux) étudiant-e-s aux cycles supérieurs.
Les objectifs du projet
Dans son essai sur la masculinité toxique, Martine Delvaux constate que « la représentation du pouvoir est au cœur de la culture populaire » (2019, p. 124), en témoignent les films et séries télé mettant en scène décideurs politiques et familles royales. Si les médias traditionnels permettent d’interroger les subtilités du pouvoir, le jeu vidéo semble en proposer une vision manichéenne (Hayse 2014). Nombre d’études questionnent la soif de pouvoir exacerbée des god games (Fortin et Trémel 2005; Voorhees 2009); peu cherchent cependant à comprendre les formes variées que le pouvoir peut prendre en jeu vidéo. Qui plus est, les jeux de stratégie et de gestion sont relativement négligés comme objets d’études et sont évidemment des objets de prédilection en ce qui a trait à la représentation du pouvoir.
À travers ce projet de recherche, nous aurons deux objectifs :
- Comprendre de quelle manière certaines formes singulières du jeu vidéo de stratégie et de gestion peuvent subvertir la tangente dominante du genre pour offrir des représentations alternatives du pouvoir;
- Explorer un corpus diversifié qui permette une analyse comparative :
- de l’expression et de la singularité des discours que les jeux peuvent tenir sur le pouvoir;
- du rôle du/de la joueur/se dans ces représentations, notamment les notions de contrôle et d’identité.
Une inspiration?
J’ai repensé récemment à un souvenir qui m’avait marqué lorsque j’étais maître de jeu dans la deuxième édition de Dungeons & Dragons. Un des passages du guide du maître concernait les personnages de hauts niveaux et j’aurais aimé pouvoir me rendre plus souvent à une situation semblable:
Lorsque les joueur/se/s commencent à être blasés, pensez à changer le style de la campagne. Des personnages de haut niveau ont de plus grands pouvoirs — ils devraient avoir des aventures où ce pouvoir influence le monde de la campagne et les y implique. En tant que dirigeants, commandants et sages hommes, leurs actions affectent plus qu’eux-mêmes, s’étendant comme une onde sur ceux qu’ils dirigent et ceux qu’ils cherchent à conquérir (p. 20, ma traduction).
L’exemple qu’ils donnent ensuite est celui d’un guerrier qui se voit progressivement assigné des titres et conséquemment des tâches de protection de villages et de communautés. Il cumule plus de risques dans ses quêtes, mais des rivaux et éventuellement des ennemis en viennent à souhaiter sa perte.
C’est peut-être un souvenir inventé (ou alors c’était dans une extension pour les personnages de haut niveau?), mais de mémoire il y avait quelque part l’exemple d’une équipe d’aventuriers pour qui peu de créatures représentaient un défi. Le texte expliquait qu’ils pouvaient, par exemple, attaquer un dragon dans son antre et confisquer son trésor sans que ce ne fut un problème pour eux (peut-être que ça en devenait un plus grand pour un maître de jeu cherchant à optimiser les défis). Le guide du maître de mes souvenirs suggérait de penser alors aux répercussions que ce grand pouvoir pouvait avoir sur la société dans laquelle les personnages s’inscrivent; peut-être que la menace de ce dragon était suffisante pour tenir en joue des clans d’Orcs ou de Gobelins qui pourront maintenant faire des ravages dans les royaumes voisins?
C’est un peu ce genre de questionnement qui m’a poussé à proposer ce projet de recherche. Autant le jeu de stratégie est l’archétype de la représentation du pouvoir, autant il peut proposer des moyens de représenter les conséquences du pouvoir, ses aspects négatifs, ses contre-pouvoirs, son visage humain voire l’inévitabilité d’un pouvoir suprême qui finira bien par écraser toute ambition et tout orgueil — pensons à la crise climatique ou à la peur du nucléaire.
Je suis bien content de pouvoir avoir une équipe de collaborateurs diversifiée derrière ce projet: Maude Bonenfant, Anne-Sophie Gousse-Lessard et Gabriel Monette apporteront leur soutien au projet pour m’épauler dans les questions d’environnement, de surveillance et de gouvernance.
Références
Delvaux, Martine. 2019. Le boys club. Montréal: Remue-ménage.
Fortin, Tony, et Laurent Trémel. 2005. « Les jeux de « Civilization » : une représentation du monde à interroger ». Dans Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux, sous la direction de Tony Fortin, Philippe Mora, et Laurent Trémel, p. 123‑67. Paris: L’Harmattan.
Hayse, Mark. 2014. « Ethics ». Dans The Routledge Companion to Video Game Studies, édité par Mark J. P. Wolf et Bernard Perron, p. 466‑74. London/New York: Routledge.
Voorhees, Gerald A. 2009. « I Play Therefore I Am. Sid Meier’s Civilization, Turn-Based Strategy Games and the Cogito ». Games and Culture, vol. 4, no. 3: 254‑75.
Image d’en-tête tirée de https://www.tsrarchive.com/in/fn/fn-2e-gdm-1st.jpg
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