Le langage des sciences humaines

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Michel Foucault. Les mots et les choses

Les sciences humaines sont trop souvent, dans le débat public et parfois dans les salles de classe, assimilées à de vaines querelles d’opinions. On lisait dans Le Devoir il n’y a pas si longtemps un étudiant en médecine qui accusait les sciences humaines de ne pas avoir fait leur travail. Plus récemment, c’est un chroniqueur du Journal de Montréal qui souhaitait que l’État intervienne pour baliser la liberté universitaire et ainsi éviter des dérives « postmodernes », un souhait qui par ailleurs semble bien vite avoir été réalisé par le premier ministre. Les chercheur-se-s en sciences humaines ont même de la difficulté à s’identifier en société, aucun titre ne semblant décrire adéquatement leur travail: professeur-e est maintenant assimilé à enseignant-e, docteur-e est maintenant médecin, et scientifique est difficilement imaginable sans sarrau. C’est certainement qu’il y a une incompréhension du rôle des sciences humaines et de leur apport au débat public.

L’enjeu principal me semble celui-ci : le langage que parlent les sciences humaines est bien souvent le même que celui que l’on parle au quotidien. Pour reprendre Foucault dans Les mots et les choses, la particularité des sciences humaines est d’être à la fois sujet et objet d’études : elles étudient les formes de discours et les objets culturels tout en produisant des discours et du langage. La sociologie, l’histoire, les études culturelles, littéraires, cinématographiques, de genre, ou vidéoludiques s’intéressent entre autres au langage même par lequel on définit les objets qu’elles étudient. Enseigner l’appropriation culturelle ou la réappropriation du langage par des groupes opprimés implique d’enseigner à la fois les concepts de chercheur-se-s en sciences humaines et les concepts par lesquels les communautés étudiées se définissent elles-mêmes, d’où la nécessité scientifique de chercheur-se-s d’horizons diversifiés. On s’intéresse autant à l’apparition d’un mot qu’aux raisons idéologiques qui poussent parfois des groupes extérieurs à utiliser des étiquettes; cancel culture ou woke sont des termes qui ont une histoire qu’il faut écrire. Comme chercheur-se-s, il faut composer avec le monde tel qu’il existe et tel qu’il se définit par lui-même, dans toute sa complexité et avec ses incohérences.

Ce qui me rassure en un sens, c’est que ce ne sont pas les sciences humaines qui simplifient leur discours, mais le discours quotidien qui s’intéresse de plus en plus à des questions issues des sciences humaines. Rarement aura-t-on vu autant d’engouement autour du corpus qui devrait être enseigné en littérature ou en histoire de l’art. Tout un chacun s’improvise sémiologue pour amalgamer signe religieux et relation de pouvoir entre les genres. Les questions d’identité de genre ou de racisme systémique suscitent des débats parfois vifs dans l’espace public. C’est comme si, soudainement, on se rendait compte que la culture est un objet d’études intéressant qui mériterait d’être analysé pour mieux réfléchir aux enjeux publics. Mais une discussion scientifique ne se fait pas au détour d’un commentaire sur Facebook. Si on a tendance à stigmatiser les internautes qui s’improvisent experts en santé publique, on accepte encore que des lettres ouvertes voire des chroniques récurrentes critiquent sans connaître le travail des sciences humaines, des chercheuses féministes ou des approches stigmatisées car « postmodernes ». On ne verrait jamais un premier ministre interférer dans la manière dont on enseigne la chimie ou les mathématiques.

Je crois qu’il serait temps que le débat public prenne avantage de ce vaste pan négligé de la science. Il nous faut une plus grande littératie des sciences humaines et une reconnaissance de l’expertise des scientifiques qui les font. Je ne prétends bien sûr pas connaître l’entièreté des champs disciplinaires de mes pairs, et encore moins les concepts issus des différentes réalités humaines qu’iels étudient, mais je souhaite sincèrement qu’il y ait une plus grande écoute entre scientifiques et grand public dans les domaines culturels, sociaux et humains.


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