Qu’est-ce que le design économique?

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J’ai eu beaucoup de plaisir cet automne à donner pour la première fois le cours « Design économique et analytiques ». Je l’ai donné en co-enseignement avec Danny Godin, qui s’occupe davantage des simulations économiques (en utilisant Excel et Machinations, notamment) alors que je me suis occupé davantage des notions théoriques. Les étudiant-e-s ont eu l’occasion, en arrimage avec deux autres cours, de faire le design d’un jeu de rôle en utilisant (pour ceux qui le souhaitent) le ORK Framework dans le moteur de jeu Unity.

À distance, faire un suivi avec les étudiant-e-s est plus complexe, et j’espère qu’on y est arrivé raisonnablement. On a abordé deux volets au cours, quoique le deuxième a été beaucoup plus succinct: l’économie d’un jeu et les analytiques de jeu.

L’économie d’un jeu

Ernest Adams et Joris Dormans qualifient de ressource « tout concept qui peut être mesuré numériquement » (2012, p. 60). C’est au fond tout ce qui se calcule: argent, munitions, points d’expérience, objets, clés, niveaux, score d’attaque, etc. Comme je le disais ailleurs, chaque ressource prend son sens selon son rôle dans le système général, dans l’économie du jeu.

L’économie classique

Quoi de mieux que de retourner à l’économie classique pour réfléchir à ce qu’est une économie en jeu vidéo. Je prends ici la définition de Jacques Généreux pour réfléchir à ce qu’est l’économie:

L’économie étudie la façon dont les individus ou les sociétés utilisent les ressources rares en vue de satisfaire au mieux leurs besoins (Généreux 2001, p. 9).

Cette définition souligne bien la particularité de l’économie comme discipline: on ne s’intéresse pas nécessairement à toutes les ressources, mais aux ressources rares et à leur utilisation. Ce qui rend le design économique d’un jeu pertinent, c’est le fait qu’il n’y a pas une infinité de ressources dans un jeu, mais que celles-ci doivent faire l’objet de choix de la part des joueur/se/s et que ces choix peuvent être anticipés. L’économie d’un jeu est donc la relation entre ces ressources et leurs relations.

L’économie « externe » au jeu

Cette économie du jeu, qu’on pourrait qualifier d’économie interne, a aussi des liens avec l’économie bien réelle dans laquelle nous baignons. Les jeux ont maintenant parfois des achats intégrés où, par exemple, des vies additionnelles vont coûter de l’argent réel. On peut dans ce type d’économie calculer la valeur du temps de jeu: un achat de 10$ pourrait par exemple venir « compenser » une semaine d’action en jeu à raison de 30 minutes par jour. Chaque action en jeu ou presque peut se voir attribuer une valeur monétaire réelle.

Mais même un jeu qui n’a pas d’achats intégrés est reliée à l’extérieur: quand on joue, on « investit » du temps dans le jeu, un temps qui ne sera jamais récupéré. Pour créer une expérience de jeu, on peut anticiper combien de temps chacune des étapes du jeu prendra. Un designer de jeu de rôle pourrait se demander combien de temps on a besoin de jouer pour que les personnages soient d’assez haut niveau franchir chaque étape. Un designer de jeu de stratégie voudra savoir en combien de temps on peut avoir une armée suffisamment grande pour terrasser l’adversaire.

L’outil principal du designer économique en amont de la création du jeu, ce sont les données chiffrées dans le système de jeu.

Les analytiques de jeu

Une dimension du cours concerne aussi les analytiques de jeu. Ce n’est pas un aspect qui a été abordé longuement parce qu’il est beaucoup plus complexe à mettre en place. Ce qu’on appelle « analytiques de jeu » (traduction libre de game analytics) c’est que ce Anders Drachen et Shawn Connor définissent comme

le processus de découverte et de communication de patterns dans les données appliqué au développement de jeu et à la recherche […] (Drachen et Connor 2018, p. 337).

La capture d’information directement à partir des comportements des usagers est appelée la télémétrie. Les plus petites unités des analytiques sont les métriques; elles peuvent être externes ou internes au jeu. On peut prendre comme information les données démographiques des joueur-se-s: leur genre, leur âge, le nombre de temps depuis qu’ils ont leur compte Steam, etc. On va aussi vouloir mesurer des données en jeu: des événements.

Les actions d’un-e joueur/se ou du système dans une partie sont appelés des événements. Tirer un projectile, récupérer un objet, construire un bâtiment, mourir, etc. sont tous des événements de jeu. Mais un événement n’est pas signifiant en lui-même, il doit être relié à autre chose pour lui donner un sens. Tirer un projectile est une chose, mais à ce tir des informations s’ajoutent:

  • Le type d’arme ou de balles;
  • Le positionnement du joueur/se au moment du tir;
  • Le temps écoulé depuis le début de la partie;
  • L’angle de caméra;
  • La réussite/échec du tir;
  • Les dégâts causés;
  • etc.

Certaines données sont plus simples à récupérer que d’autres; de petits studios peuvent en récupérer certaines, alors que des plus gros studios qui ont plus de moyens et peuvent embaucher des experts plus qualifiés ont davantage accès à des données complexes et, surtout, à leur analyse. Drachen et Connor le clarifient comme suit:

L’expertise en science des données nécessaire à un analyste varie. Des questions de base, comme trouver le nombre de joueurs actifs par jour, sont presque entièrement automatisées et nécessitent très peu de ressources en science des données à l’interne. Des problèmes comme la prévision du nombre de joueurs qui quitteront un jeu, à l’inverse, demandent des ressources et une expertise plus avancés, ce qui est souvent hors de portée d’un petit développeur (Drachen et Connor 2018, p. 340).

Le design économique peut utiliser les données internes du jeu pour prévoir les actions des joueur-se-s, alors que le spécialiste en analytiques de jeu calcule à partir des données que lui fournissent les tests de jeu.

Le design versus l’analyse

Le design économique comme les données analytiques nous permettent de mieux comprendre les relations entre les ressources dans le jeu et mieux comprendre les actions effectuées par les joueur/se/s ciblés par l’analyse. Par contre, aucun des deux ne nous dira si le jeu est plaisant. L’analyse d’un jeu ne devrait pas porter de jugement de valeurs ou de goût sur les comportements des joueur/se/s. Un-e designer peut observer ses analytiques et constater que personne ne joue comme iel l’a planifié. Si les joueurs ont envie de faire quelque chose que vous trouvez personnellement déplaisant, « cheap », etc., vous vous devez quand même de le comprendre. Il y a des joueur/se/s qui vont le faire malgré tout.

Dans les faits, les outils de design économique et les analytiques permettent de comprendre la relation entre les ressources dans un jeu pour voir si les objectifs de design sont atteints. Si ces objectifs ne le sont pas, il faut soit réajuster le jeu pour mieux cadrer avec les objectifs de design, soit changer les objectifs de design pour suivre le fil de ce qui a été créé.

Je retourne à ce cours cet automne en solo, ce sera l’occasion de me lancer de nouveaux défis.

Références

Adams, Ernest, & Dormans, Joris. 2012. Game Mechanics: Advanced Game Design. Berkeley, CA: New Riders.

Drachen, Anders, et Shawn Connor. 2018. « Game Analytics for Games User Research ». Dans Anders Drachen, Pejman Mirza-Babaei, et Lennart E. Nacke (dir.), Games User Research, p. 333‑353. Oxford/New York: Oxford University Press.

Généreux, Jacques. 2001. Introduction à l’économie. Paris: Seuil.


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2 réponses à “Qu’est-ce que le design économique?”

  1. […] ne se cassent pas la tête à faire de la programmation, mais que le travail soit axé sur le design économique. En ce sens, j’ai essayé de travailler sur un modèle qui semble le plus proche de leurs […]

  2. […] je « gossais » un peu en essayant des choses, en utilisant des cadres de développement (ex: ORK Framework), mais je ne m’y étais jamais plongé tête première en essayant de créer un jeu de zéro. […]

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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


En libre accès en format numérique ou disponible à l’achat en format papier.


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