La transformation du jeu en produit de consommation; Anbennar et Crusader Kings III

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J’étais extrêmement enthousiaste par rapport à Crusader Kings III (Paradox Development Studio, 2020) lors de son annonce et peu après sa sortie. Je n’ai pas perdu mon enthousiasme par rapport au jeu, mais cette sortie n’a pas été véritablement un événement pour moi. J’ai pris un peu de temps pour vraiment comprendre pourquoi ce ne fut pas un événement et je pense, plusieurs mois plus tard, l’avoir réalisé.

La première raison est toute simple: je n’ai pas senti de coup de cœur comme je l’ai eu pour Crusader Kings II. Le deuxième opus de la série a ouvert des possibilités de jeu comme je n’en avais jamais vue auparavant et a vraiment redéfini la manière dont je vois les jeux de stratégie jusqu’à un certain point. Je pense que je n’aurais jamais été le joueur que je suis aujourd’hui sans ce jeu, qui restera probablement dans les jeux qui m’auront le plus influencé. En ce sens, Crusader Kings III est la continuité de cette expérience, mais il ne peut pas redéfinir une fois de plus ma manière de jouer ou de voir le jeu; il offre un nouvel environnement ou un nouveau logiciel dans lequel vivre une expérience en continuité avec celle de CK2.

J’ai découvert la deuxième raison complètement ailleurs. J’ai commencé à jouer à un mod d’Europa Universalis IV (Paradox Development Studio, 2013) qui s’appelle « Anbennar » et qui est une conversion complète du jeu pour le transposer dans un univers rappelant Dungeons & Dragons. J’y ai joué sans trop réfléchir et j’y suis plongé très rapidement avec grand plaisir. L’utilisation de la magie, l’exploration des cavernes et les événements magiques (incluant une attaque de démons libérés des profondeurs des cavernes) m’ont donné une nouvelle perspective sur un jeu qui approche déjà d’une décennie. J’en ai fait une série sur ma chaîne Twitch en collaboration avec Ophélie Bernard.

Comme c’est un mod, je n’ai pas pu jouer au mode habituel auquel je jouais, c’est-à-dire le mode Ironman. Il s’agit en gros d’un mode où on ne peut revenir en arrière : la partie s’enregistre toute seule au fur et à mesure. On ne peut donc pas éviter ses mauvaises décisions. C’est aussi la seule manière d’obtenir des succès Steam.

Et j’ai réalisé, en jouant au mod plutôt qu’en Ironman, que je me mettais une pression à « rentabiliser » mon temps de jeu pour obtenir des succès au lieu de me lancer dans le jeu libre qui m’avait séduit au départ dans CK2. C’était d’autant plus vrai pour CK3, puisque même en ayant déjà joué au précédent, je n’avais pas pris le temps d’apprendre le nouveau jeu et je me mettais déjà la pression de performer.

J’ai commencé la lecture du livre Metagaming de Stephanie Boluk et Patrick LeMieux qui parle de ce phénomène. Pour elleux, les jeux vidéo ont comme particularité de ne pas avoir de règles, contrairement aux jeux traditionnels (2017, p. 8). Il y a bien sûr les contraintes que le système de jeu nous impose. Mais les règles qu’on respecte volontairement en jeu vidéo sont des règles de métajeu, des règles « au-delà » ou « par-dessus » le jeu qu’on s’impose socialement (ou qui s’imposent par la relation sociale).

Boluk et LeMieux ont une définition différente du métajeu de celle des e-sports, qui correspond davantage à celle proposée par David Sirlin: « knowing the prevailing trends of how the game is being played now, and how it will be played at the tournament » (2005, p. 104). J’aime l’idée sur laquelle ils insistent comme quoi les jeux vidéo ont tendance à réduire le jeu à ces qui se mesure et se calcule (Boluk et LeMieux 2017, p. 208). Je perds en quelque sorte le plaisir que j’avais sans calculer le résultat, sans souhaiter une sorte de motivation extrinsèque. Je le vois aussi quand je regarde mes enfants jouer, en particulier mon plus jeune. J’essaie de l’aider à choisir quelle capacité faire apprendre à ses pokémon (il ne sait pas lire encore), mais dans les faits, de choisir quelles attaques ont le plus de chances de réussir ou d’être efficaces est très loin de ce qui lui fait plaisir en jouant.

Et Boluk et LeMieux vont plus loin. Ils vont jusqu’à affirmer que les « videogames have been complicit in the transformation of play into a privatized form of consumption » (Boluk et LeMieux 2017, p. 3). Les jeux vidéo ont été complices de la transformation du jeu en une forme de consommation privatisée. C’est particulièrement vrai lorsqu’on réalise qu’on parle de « posséder » des jeux comme on le ferait d’un livre ou d’une œuvre d’art, alors que le jeu se produit dans l’expérience et dans le plaisir libre. Le jeu appartient à une compagnie qui nous le vend. Le but d’un jeu (game) devrait quelque part être le « play », et un jeu ne devrait pas sacrifier le plaisir intrinsèque que les joueurs ont pour un plaisir « calculable » en le chiffrant.

J’arrive souvent dans des situations où j’ai envie de jouer à un jeu vidéo mais je ne sais pas lequel. J’ai envie de retrouver un plaisir et aucun des trop nombreux jeux que je possède ne semble me le donner. Je regarde mon backlog et je me dis que je « devrais » sans doute essayer de terminer un jeu ou d’en découvrir un nouveau. Mais je me retrouve parfois à ré-ouvrir Minecraft (Mojang, 2011) — je reviendrai j’imagine sur ce jeu bientôt. Et je lis ce que Boluk et Lemieux soutiennent: les jeux vidéo sont « an affective economy privatized within an industry designed from the ground up to capture and mobilize desire » (Boluk et LeMieux 2017, p. 227). Le désir de jouer à un jeu vidéo en vient à avoir été privatisé et concentré dans une industrie qui cherche à périodiquement renouveler le cycle de vie de ses produits pour qu’on se dise que le prochain jeu est celui qui va nous aider à le remplir.

Mais dans les faits, le désir de jouer peut se manifester sous de nombreuses formes, que ce soit celui de naviguer sans but dans les océans de Minecraft, celui d’attaquer ses propres unités dans Warcraft, ou celui de gérer une nation de licornes communistes dans le mod « Equestria Wars » d’Hearts of Iron IV (Paradox Development Studio, 2016). Le désir a ses propres intérêts qui ne se calculent pas.

Référence

Boluk, S., & LeMieux, P. (2017). Metagaming. Minneapolis: University of Minnesota Press.

Sirlin, D. (2005). Playing to Win. Becoming the Champion. David Sirlin.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


En libre accès en format numérique ou disponible à l’achat en format papier.


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