J’ai souvent écrit sur la stratégie en jeu vidéo en cherchant à isoler le concept de stratégie de la catégorisation de stratégie (Dor 2018). Le jeu de stratégie renvoie à une famille de jeux ou à une formation discursive qui n’a pas nécessairement le monopole de la stratégie en jeu.
Ce qui est évident, par contre, c’est que cette famille de jeux a tendance à représenter non pas une stratégie d’un seul individu vis-à-vis d’un problème ou d’un conflit. Au cinéma, on a souvent un protagoniste unique ou central qui déploie une stratégie pour guider ses actions vers l’atteinte de ses objectifs. Le jeu de stratégie implique la représentation de personnages ayant entre eux des liens, parfois sans équivoque et sans appel, de pouvoir, fussent-il présents sous forme de coéquipiers (XCOM), d’une compagnie de mercenaires (Troubleshooter, BATTLETECH), d’une organisation criminelle (Empire of Sin), de pays, sociétés ou états (Civilization) ou d’espèces (StarCraft). Le lien entre les unités d’un jeu de stratégie est celui d’une force ou d’un pouvoir qui les unit et les fédère. Rarement ce pouvoir est contesté — et c’est l’une des critiques les plus récurrentes du genre.
Cette description négative du genre est négative en deux sens: on critique le genre pour son absence de représentation d’un contre-pouvoir, d’une résistance ou d’une hétérogénéité d’une même faction, bien que cette absence ne soit que rarement soulignée dans les nombreux genres vidéoludiques axés sur les conflits armés avec un seul protagoniste (jeux de tir, d’infiltration, de plateforme, de rôle, etc.); mais on base aussi notre analyse du genre en se basant sur ce qu’il n’a pas plutôt que sur ce qu’il a. On critique l’absence de contre-pouvoir, sans chercher à comprendre ce qu’il induit de la représentation du pouvoir lui-même. C’est une première caractéristique du travail que je souhaite entamer avec mon projet de recherche.
La seconde caractéristique est peut-être plus complexe à mettre en place et elle implique une plus forte remise en question de ce que j’ai pu écrire jusqu’à présent. J’ai toujours essayé quelque part de « dépolitiser » ma vision du jeu de stratégie, en insistant sur l’idée (dont je ne doute pas même aujourd’hui) que la plupart des joueur/se/s ne jouent pas en se mettant dans la peau de conquérants qui souhaitent recréer les dynamiques de pouvoir réelles en jeu. Mais cet excès de « ludologie » (comme quoi un jeu est d’abord un jeu) ne devrait pas occulter le fait que des choses sont représentées en jeu, et que parce que le jeu est un jeu, ces choses représentées peuvent être expressives différemment de ce que le cinéma, le théâtre ou la littérature permettent. Le jeu vidéo représente. Le jeu de stratégie représente le pouvoir. Il reste à comprendre comment.
Le travail de Michel Foucault sur le pouvoir est éclairant en ce sens qu’il met en évidence des relations et non des statuts. Le pouvoir de la classe dominante sur la masse ou du général sur son armée n’est pas un donné, c’est une relation. Le pouvoir n’est en ce sens pas abstrait, dans le titre même qu’il se donne, mais concret, dans la stratégie ou le dispositif qui sont déployés pour le stabiliser. Le pouvoir que le souverain a sur son peuple est peut-être basé sur un capital symbolique, mais ce symbole n’est pouvoir que dans son effectuation quotidienne; le jour où le symbole ne mène plus à l’obéissance, il cesse d’être le moyen du pouvoir.
Le jeu de stratégie implique des relations symboliques de pouvoir, parfois matérialisées dans les unités sous un contrôle — le joueur parle de ses unités —, parfois dans la relation symbolique de domination — le joueur est meilleur que l’autre, que ce calcul se fasse par un score ou par une perception des compétences. Toute « compétence » n’est que perception de compétences dans le jeu, comme un capital symbolique.
Le pouvoir est toujours instable: nos unités peuvent nous obéir, mais maîtriser ses unités implique de maîtriser l’interface ou l’expérience utilisateur du jeu. Même les joueur/se/s professionnel-le-s ont une limite à ce qu’iels sont en mesure de contrôler dans le jeu. L’une des limites est la charge cognitive générale de ce qu’on est capable de contrôler simultanément. Ainsi de l’unité oubliée dans un coin qui aurait pu servir à la bataille dans Warcraft III, ou du clic caché dans un sous-menu d’Europa Universalis IV que l’on a oublié d’activer. Une autre serait la limite « oculaire » de ce que notre regard est capable d’embrasser et d’interpréter simultanément. Ainsi de la stratégie d’harcèlement commune aux jeux de stratégie en temps réel: détourner le regard de l’adversaire vers ses lignes défensives pour éviter que ses ouvriers ne soient la cible d’une attaque trop forte, comme on détourne l’œil de Sauron en attaquant aux portes du Mordor.
Je pense que ce que j’ai trop longtemps perçu comme deux enjeux complètement parallèles du jeu de stratégie — ce qui est représenté versus ce dont on fait l’expérience — a tout fait sa place comme un seul et même enjeu. À savoir comment le pouvoir est représenté dans les jeux de stratégie ou de gestion, il y a bien plus que des enjeux narratifs, visuels ou sonores, mais il y a clairement une expérience du pouvoir, de l’identité et du contrôle que mon projet de recherche permettra de creuser.
Références
Dor, S. (2018). Strategy in Games or Strategy Games : Dictionary and Encyclopaedic Definitions for Game Studies. Game Studies, 18(1). http://gamestudies.org/1801/articles/simon_dor
Image d’en-tête tirée de The Lord of the Rings: The Battle for Middle-earth II (EA Los Angeles, 2006), trouvée sur Mods Reloaded.
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