Cet article est un extrait revu et adapté de ma thèse de doctorat (2015, p. 55-60).
Pour les auteurs d’Understanding Video Games, l’expression « temps continu » serait plus appropriée que « temps réel » pour qualifier les jeux de stratégie en temps réel (Egenfeldt-Nielsen et al. 2008, p. 43). Comme ils le précisent, une session de jeu de 45 minutes peut voir se dérouler des milliers d’années dans la chronologie de l’univers diégétique. Le cas d’Age of Empires le montre bien : lorsque le joueur termine la construction d’une merveille, il doit être en mesure de la conserver durant 2000 ans, ce qui représente environ quinze minutes de jeu selon le manuel d’instructions (p. 6). On imagine alors qu’une séance de jeu d’une heure s’étend sur 8000 ans, même si les unités ne vieillissent jamais et restent au service du joueur de l’âge de pierre à l’âge du fer.
Cette observation est relativement récurrente, et on la retrouve dès 1995 soulevée par un-e utilisateur-e Usenet dans une discussion sur le « temps réel » et le « tour par tour ». Celui-ci précise sur un ton humoristique qu’aucun jeu en « temps réel » n’est vraiment en temps réel:
On the other hand, none of the (so called) “real-time” tactical combat games progress in real time anyway. In Command and Conquer, I can build a weapon factory in about one minute. If I assume that the game is played at a compressed time of 1 hour to each minute, then that means each battle may go on for 5 or 6 days because I spent two hours. But then, how come the sun never set during each battle? 😉 (N.-C. Lee 1995).
En ce sens, l’expression « temps réel » semble renvoyer à la même définition que ce qu’elle peut prendre dans le contexte du cinéma. En effet, cette expression y est parfois utilisée pour parler d’une situation où « la durée diégétique y est réputée identique à la durée narrative », pour reprendre la formulation d’André Gaudreault et de François Jost (1990, p. 118). Pour résumer, on parle de temps réel lorsque le temps du récit, soit la durée de la projection du film, équivaut plus ou moins au temps de l’histoire, soit la durée présumée des événements diégétiques suggérés par le film. The Rope (Alfred Hitchcock, 1948), High Noon (Fred Zinnemann, 1952) ou Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962) en sont des exemples canoniques. Cette expression ne semble pourtant pas complètement consacrée, puisque la plupart des ouvrages généraux semblent préférer parler d’une « scène » (Gardies 1993, p. 92) ou ne lui donnent pas de nom particulier (Bordwell et Thompson 2000, p. 127, Aumont et al. [1983] 2004, p. 83).
L’expression « temps réel » peut aussi évoquer le temps réellement pris pour jouer à un jeu, le « play time » de Jesper Juul (2005, p. 142). Il a la même mesure que le temps de la vie de tous les jours, le temps qui s’écoule qu’on joue ou non à un jeu. Dans le jeu sur navigateur web FarmVille (Zynga Game Network, 2009-2020) par exemple, l’état de la partie change avec le temps, que le joueur soit connecté ou non au jeu. Le rôle du joueur est de gérer une ferme, en créant des plantations qu’il devra collecter dans un laps du temps réel : disons, entre huit et douze heures après le moment où il a fait sa plantation. Il perdra sa récolte s’il ne se connecte pas à la bonne plage horaire pour cliquer au bon endroit.
Cette manière de jouer entraîne les joueurs à être très fidèles à leur ferme, devant s’y connecter souvent plusieurs fois par jour pour avoir une récolte intéressante. La série Command & Conquer est par ailleurs récemment entrée dans cette tendance, avec Command & Conquer: Tiberium Alliances (EA Phenomic, 2012) qui a peu à voir avec les jeux de stratégie en temps réel. Suivant cette définition, un jeu serait lié au temps « réel », c’est-à-dire au temps dans la vie quotidienne.
Mais dans les jeux vidéo, l’expression « temps réel » évoque souvent l’idée que le temps ne s’interrompe jamais durant le jeu pour laisser au joueur le temps de prendre une décision. Pour reprendre la définition du dictionnaire du groupe de recherche Ludiciné, le jeu est en temps réel si le « temps du jeu est analogue au temps du joueur lorsque vient le temps de poser une action ». Dans Diablo, lorsque le joueur rencontre un ennemi, celui-ci n’attendra pas qu’une décision soit prise pour attaquer. Le joueur doit prendre ses décisions et les exécuter rapidement. C’est en ce sens un temps continu ou ininterrompu qui est décrit ici, sans pause pour prendre une décision. Ce que Ludiciné a nommé la « stase », au contraire, est lorsque le temps du jeu semble s’arrêter lorsqu’il faut prendre une décision. Par exemple, le joueur de Skyrim peut ouvrir le menu lors d’un combat contre un dragon, le temps de respirer et de sélectionner une potion de soins, sans que le temps du jeu ne se poursuive.
Cette définition de temps réel est plutôt différente de celle des STR. Un jeu de plate-forme comme Mega Man X (Capcom, 1993) serait en temps réel dans la mesure où, lorsqu’on appuie sur un bouton, le personnage de Mega Man répond « en temps réel » à l’action du joueur sur la manette plutôt qu’après une prise de décision, comme c’est plutôt le cas dans Shining Force (Climax Entertainment/Sonic, 1992) ou Final Fantasy Tactics (Square, 1997). C’est la définition implicite de « temps réel » que donne Soren Johnson (2009), concepteur de Spore (Maxis 2008) et Civilization IV, dans un article de Gamasutra : « Indeed, quite a few games — Super Mario Bros., Team Fortress, FIFA, Pac-Man — could only ever conceivably be developed as real-time games ». Diablo est par ailleurs l’un de ses premiers exemples : reprenant une formule de rogue-like en la transposant dans un « real-time environment », le jeu devient moins stratégique mais plus viscéral et addictif, tout en étant plus adapté au mode multijoueur.
Il y a, au fond, une rétroaction directe, « en temps réel » — c’est le sens que l’expression revêt en informatique. Ainsi, écrivant sur Spacewar! en avril 1962 dans le Decuscope, J.M. Graetz affirme que l’utilisation de « switches to control apparent motion of displayed objects amply demonstrates the real-time capabilities of the PDP-1 » (cité dans Lowood 2009, p. 7, je souligne).
À peu près le contraire des STR, qui nous donnent un contrôle indirect (Rollings et Adams 2003, p. 339) de nos unités : on appuie sur un bouton, puis le personnage à l’écran effectue l’action. Bien que la rétroaction du système soit immédiate, parfois confirmée par un son, l’action de l’unité à l’écran prend souvent un certain temps avant d’être accomplie. David Myers (2003, p. 45) va même écrire qu’un jeu d’action est davantage en temps réel qu’un STR, notamment parce que dans certains jeux de ce dernier (assez rares somme toute), une action peut être entreprise alors que le jeu est en mode « pause ».
La particularité des jeux de stratégie en temps réel, c’est que tous les joueurs prennent leurs actions en même temps. La définition du Techopedia le précise bien : « In real-time strategy games, players must attempt to build their resources, defend their bases and launch attacks while knowing that the opponent is scrambling to do the same things » (Janssen s.d.). Le joueur de Mega Man X affronte des ennemis fixes, à des emplacements précis, et le déplacement plus rapide ou plus lent de son personnage dans le niveau n’aura pas d’incidence sur l’état du jeu; les ennemis ne font qu’attendre que le personnage-joueur et, dans certains cas, réapparaîtront si celui-ci laisse leur emplacement initial hors-cadre.
De la même manière, les personnages non-joueurs de Red Dead Redemption (Rockstar San Diego, 2010) qui font partie d’une quête vont attendre sagement le personnage-joueur jusqu’à ce que celui-ci les rejoigne, peu importe le temps qu’il prendra. Mais dans une partie d’Age of Empires II: The Age of Kings (Ensemble Studios, 1999), si un adversaire attaque tôt, il s’attendra à croiser une armée ennemie moins grande que s’il décide d’attaquer plus tard. S’il choisit de construire davantage d’ouvriers pour récolter plus de ressources au détriment d’une plus grande armée, il peut s’attendre à ce qu’un adversaire ayant cette information l’attaque plus rapidement. Le timing reste central à l’expérience de bien des STR, en particulier en mode multijoueur, et cette idée de temps réel implique que le temps soit réellement une variable en jeu.
Ainsi, au-delà de la rétroaction directe qui est présente dans la majorité des jeux vidéo, les jeux de stratégie en temps réel sont des jeux où le temps est un véritable enjeu, où les actions des adversaires prennent un temps réel qui se déroule que le joueur prenne une action ou non. L’idée du temps de la vie réelle ou même d’un temps vraisemblable dans l’univers diégétique n’est que rarement l’enjeu des jeux de stratégie en temps réel.
Références
Bordwell, D., & Thompson, K. (2000). L’art du film : Une introduction. De Boeck Université.
Egenfeldt-Nielsen, S., Smith, J. H., & Tosca, S. P. (2008). Understanding video games : The essential introduction. Routledge.
Gardies, A. (1993). Le récit filmique. Hachette.
Gaudreault, A., & Jost, F. (1990). Le récit cinématographique. Nathan.
Johnson, S. (2009, novembre 6). Analysis : Turn-Based Versus Real-Time. Gamasutra. http://www.gamasutra.com/php-bin/news_index.php?story=25920
Juul, J. (2005). Half-real : Video games between real rules and fictional worlds. MIT Press.
Lee, Nai-Chi. (1995, décembre 5). Real-Time vs Turn-Based again (was : X-Com 3 : The Apocalypse) [Forum électronique].
Lowood, H. (2009). Videogames in Computer Space : The Complex History of Pong. IEEE Annals of the History of Computing, 31, 5‑19.
Myers, D. (2003). The nature of computer games : Play as semiosis. P. Lang.
Rollings, A., & Adams, E. (2003). Andrew Rollings and Ernest Adams on game design (1st ed.). New Riders.
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