Le jeu vidéo est « rétrospectivement » disnarré

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Commentaire sur un texte de Gerald Prince (1988) présenté dans le cadre du projet Représenter le pouvoir autrement

La narratologie classique s’intéresse bien souvent à la relation qu’une œuvre de fiction a avec l’univers diégétique qu’il construit. On peut penser à la distinction que fait Gérard Genette entre narration, récit et histoire (1972). L’histoire est la série d’actions qui est racontée à travers l’œuvre; le récit est la manière dont cette série d’actions est racontée; la narration est l’acte même de raconter cette histoire, ou d’en faire l’expérience à travers la lecture, par exemple.

À peu près tout récit omet certains détails de l’histoire qu’il raconte, par soucis de concision ou de pertinence. Gerald Prince débute son texte « The Disnarrated » en distinguant deux types d’omissions dans un récit : le non-narrable et le non-narré[1]. Le non-narrable, ce sont les éléments qui sont jugés impossibles à raconter dans un contexte particulier. On peut y inclure tout ce qui déborde des normes sociales — pensons aux films qui ne passent pas l’évaluation d’un organisme gouvernemental comme la Régie du cinéma ou aux jeux dont la violence est trop importante pour Steam —, mais aussi ce qui relève du banal, qui ne dépasse pas le soi-disant seuil de narrativité (Prince 1988, 1). Le non-narré, c’est tout simplement ce qui n’a pas été raconté, littéralement, parce qu’il est assumé comme étant répétitif, ennuyeux ou évident.

C’est la troisième catégorie qui intéresse Prince dans ce texte, soit celle du disnarré. Contrairement aux deux autres, il ne s’agit pas d’une situation où l’histoire « déborde » du récit, mais d’une où le récit inclut des éléments qui ne sont pas présents dans l’histoire. Le disnarré inclut ce qui est raconté, mais qui ne se produit pas dans l’histoire racontée elle-même. On peut penser à des « purely imagined worlds, desired worlds, or intended worlds, unfulfilled expectations, unwarranted beliefs, failed attempts, crushed hopes, suppositions and false calculations, errors and lies, and so forth » (Prince 1988, 3). Le disnarré est ce qui nous est raconté comme étant quelque chose qui n’arrive pas. En ce sens, il peut apporter un éclairage intéressant à l’intérêt narratif de l’expérience d’un jeu vidéo.

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Le plus littéralement, le disnarré représenterait des séquences de jeux où il y a des rêves, des évocations ou des éléments d’anticipation qui sont relatés. Contrairement à un texte écrit, les éléments d’un jeu vidéo peuvent avoir différentes relations avec « l’histoire » qu’ils racontent : par exemple, le disnarré pourrait se faire seulement à travers le dialogue d’un personnage à un autre, ou encore à travers l’entièreté des éléments audiovisuels. Un personnage non-joueur qui nous annonce une mort précoce contre des ennemis trop avancés est du disnarré. C’est aussi le cas d’une séquence de Metal Gear Solid 4: Guns of the Patriots (Kojima Productions 2007) qui présente le rêve de Solid Snake dans lequel on joue jusqu’à se réveiller après un échec.

On peut voir le disnarré intuitivement comme une contradiction. Jusqu’à un certain point, c’est un peu comme l’argument ludologique du début des années 2000 qui affirmait qu’une narration est toujours au passé alors qu’un jeu se joue toujours au présent. Prince est très près de cette idée lorsqu’il affirme que les récits semblent être vécus comme des certitudes plutôt que comme des indécisions (Prince 1988, 4). On nous raconte ce qui est arrivé, pas ce qui aurait pu arriver. Le narrateur est bien souvent omniscient, mais se présente comme « objectif » dans sa manière de raconter les événements, comme une caméra qui capte les choses. Il faut malgré tout mieux comprendre comment se construit le disnarré, qui semble s’immiscer plus souvent qu’autrement dans la manière dont on raconte des histoires — et qui me semble une piste très importante en jeu vidéo.

Pour cela, il faut comprendre la fonction principale du disnarré. Prince explique qu’il sert bien souvent le développement de la narration dans une perspective herméneutique, en montrant de quelle manière les lecteurices s’imaginent les solutions aux intrigues que la narration met en place. Pour Prince, sa fonction principale reste une fonction rhétorique ou interprétative : il s’agit de comparer le parcours narratif « choisi » par le narrateur à d’autres parcours qui n’ont pas été choisis. On peut alors comprendre que ce récit est plus intéressant ou original que d’autres qui ont été délaissés. Le disnarré aide à mieux faire comprendre pourquoi le narré est narré ainsi. Inclure du disnarré montre que les choses auraient pu être autrement.

Il n’est pas étonnant qu’il puisse résonner en jeu vidéo. Le disnarré vidéoludique est comme un miroir de Galadriel, où l’on voit un événement sans trop savoir s’il s’agit d’un événement qui s’est déjà passé ou qui va réellement se produire. On peut le voir en relation avec l’histoire « canonique » d’un jeu, qui inclut ce que les détenteurs de droits d’un univers conservent d’une œuvre à l’autre dans une chronologie approuvée ou officielle. Le disnarré est ce qui en deviendra exclut.

À un moment, dans StarCraft II: Wings of Liberty (Blizzard Entertainment 2010), le personnage de Gabriel Tosh nous parle de son projet de créer un escadron de « specters », soit des agents secrets d’infiltration hautement spécialisés. Ceux-ci correspondent à une version alternative des « ghosts » du jeu original, mais avec des habiletés différentes. Nous avons le choix de l’aider pour que ses specters se joignent à notre cause, ou encore, d’aider Nova, une ghost du Terran Dominion, qui nous apprendra à entraîner des ghosts si on l’aide.

Alternative entre les specters de Tosh et les ghosts de Nova (source).

Il y a ici un problème de vraisemblance de l’univers diégétique : on indiquait dans le premier opus de StarCraft que l’entraînement des ghosts se faisait à peu près dès la naissance. On ne peut donc avoir une temporalité cohérente. Mais la question qui peut se poser pour un-e joueur/se en faisant un choix tranché comme celui-ci est de savoir quelles répercussions cette décision allait avoir sur la suite de l’histoire, non seulement dans Wings of Liberty mais aussi dans les épisodes suivants.

Plutôt que de faire face à ce problème et d’offrir une histoire à plusieurs ramifications — une avec des ghosts, l’autre avec des specters —, Blizzard a choisi de considérer l’un de ces chemins comme étant canonique, comme étant celui qui est vraiment arrivé dans leur univers fictionnel. Les autres possibilités deviennent alors des événements « rétrospectivement » disnarrés. Tant que le choix d’une branche narrative n’a pas été officialisé par ses suites, on ne sait pas lequel est disnarré, mais l’un des deux nous en raconte « plus » que l’histoire canonique. Une fois dans Heart of the Swarm (Blizzard Entertainment 2013), le second volet de StarCraft II, on croise Nova rapidement qui dit à Jim Raynor qu’elle pourrait être clémente envers lui s’il l’avait aidé lorsqu’elle le lui avait demandé.

On peut aussi voir du disnarré comme ce qui, du point de vue de la jouabilité, constitue des essais infructueux ou abandonnés — on pourrait dire, pour emprunter le vocabulaire narratologique que Marie-Laure Ryan (1991) a apporté en études du jeu vidéo, que ce sont des « mondes possibles ». Un jeu avec des mécaniques de « die-and-retry » implique une narration où les nombreux essais ratés sont exclus de l’histoire « canonique » ou, pour être plus précis, de l’histoire reconstituée après une séance de jeu, bien que ces essais soient partie intégrante de la narration vécue lors d’une partie.

Les essais ratés sont parfois même presque indispensables sur le plan narratif. Un « die-and-retry » classique comme Super Meat Boy (Team Meat 2010) implique, pour que l’histoire se tienne, que le personnage principal réussisse chacun des défis avec un timing parfait. On peut aussi penser à des jeux impliquant de la furtivité et de l’action comme Uncharted: Drake’s Fortune (Naughty Dog 2007) où, tel un film d’espionnage, le personnage principal réussit parfaitement à surmonter chacun des obstacles; chaque joueur/se a pourtant bel et bien vu son personnage tomber dans le ravin ou être criblé de balles. On peut pousser cette réflexion aussi dans un jeu d’aventure comme King’s Quest V: Absence Makes the Heart Go Yonder! (Sierra On-Line 1990). Pour réussir les défis, la manière classique de réussir est d’essayer de cliquer à chaque endroit et d’utiliser chaque objet dans toute circonstance. Or, certaines de ces avenues sont fatales, même si elles apparaissent banales. Entrer dans une auberge résulte en la mort du personnage. Réussir le jeu implique d’imaginer un monde possible où le roi Graham a utilisé son rayon de miel pour éloigner un ours et conservé sa tarte aux bleuets intacte pour la donner aux fourmis, mais qu’il ne soit jamais entré dans un bâtiment pourtant invitant comme l’auberge du village. Certains jeux vont même se vendre autour du fait qu’il n’y a pas de disnarré, que tout ce qui arrive est permanent et a des conséquences sur l’histoire. C’est le cas de Detroit : Become Human (Quantic Dream 2018). Pourtant, le jeu en fait « diégétise » ces essais infructueux en permettant à notre personnage, un androïde qui lutte pour ses droits civiques, de créer un « rendu » visuel préfigurant une action comme un saut difficile. Ce rendu visuel serait tout simplement un essai infructueux menant à la mort du personnage dans un autre jeu[2].

Ces exemples sont ce qu’on appelés « rétrospectivement disnarrés », au sens où on constate après coup que notre essai est infructueux ou que notre histoire ne sera pas canonique. Au moment où on en fait l’expérience, on ne fait pas la distinction entre du disnarré et du narré. Le jeu vidéo n’a pas de forme conditionnelle. Par contre, contrairement à la littérature, le jeu vidéo a des formes de « proaction » (l’antonyme de « rétroaction ») qui permettent aux joueur/se/s de prendre des décisions. Afficher un arbre de technologies ou de compétences dans un jeu de stratégie reste une manière d’anticiper les actions futures — un paradigme de prévision (Dor 2014) —, mais aussi de connaître ce à quoi on a choisi de renoncer dans un futur proche.

En ce sens, si le disnarré met en évidence son rôle interprétatif, force est de constater qu’il n’a pas toujours besoin d’être présent pour que cette interprétation existe. Une tendance de la narratologie de la fin du XXème siècle qui ne s’est pas (encore) perdue en cours de route a insisté sur l’aspect pragmatique du récit. Interpréter un récit, que ce soit au moment de son expérience ou a posteriori, implique un travail de disnarration personnel qui construit des mondes possibles qui n’ont jamais existé « dans » l’œuvre originale. On peut penser très concrètement aux théories de fans qui cherchent à couvrir des manques dans un récit original qu’ils ont apprécié, mais aussi à une échelle peut-être plus individuelle, à un-e joueur/se qui repense à sa stratégie en imaginant une manière dont iel aurait pu se sortir d’une situation embêtante. Le disnarré est donc un outil pour penser à la narration en jeu vidéo, qu’elle soit axée sur la construction du récit par ses créateurices ou par ses joueur/se/s.

Références

Blizzard Entertainment. 2010. StarCraft II: Wings of Liberty. PC.

———. 2013. StarCraft II: Heart of the Swarm. PC. Expansion.

Dor, Simon. 2014. “A History of Real-Time Strategy Gameplay From Decryption to Prediction: Introducing the Actional Statement.” Kinephanos Special issue: 58–73.

Genette, Gérard. 1972. Figures III. Paris: Seuil.

Kojima Productions. 2007. Metal Gear Solid 4: Guns of the Patriots.

Mukherjee, Souvik. 2015. Video Games and Storytelling: Reading Games and Playing Books. Basingstoke: Palgrave Macmillan.

Naughty Dog. 2007. Uncharted: Drake’s Fortune. PlayStation 3.

Prince, Gerald. 1988. “The Disnarrated.” Style 22 (1): 1–8.

Quantic Dream. 2018. Detroit: Become Human. PS4. Sony Interactive Entertainment.

Ryan, Marie-Laure. 1991. Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory. Bloomington, Ind.: Indiana Univ. Press.

Sierra On-Line. 1990. King’s Quest V: Absence Makes the Heart Go Yonder! PC.

Team Meat. 2010. Super Meat Boy.

Ubisoft Divertissements. 2003. Prince of Persia: The Sands of Time. GameCube, PlayStation 2, Xbox.

Wagner, Frank. 2020. “« Alternarré », « dénarré », « disnarré » : réflexions à partir d’exemples contemporains.Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, no. 37 (September).


[1] Je suis les traductions proposées par Frank Wagner (2020) qui les a actualisés suivant les plus récentes contributions de Prince (notamment en changeant « dénarré » pour « disnarré » en français).

[2] L’exemple classique repris chez Souvik Mukherjee (2015) est Prince of Persia: The Sands of Time (Ubisoft Divertissements 2003), où chaque échec est ponctué d’un « Les choses ne se sont pas passées comme ça… ».


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


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