La stratégie cherche la désintégration morale de l’adversaire

Un lien évident s’est fait dans ma tête par rapport à deux lectures en apparence très différentes que je faisais l’an dernier et qui me reviennent en tête récemment. J’ai terminé l’Introduction à la stratégie du général André Beaufre, que je souhaitais lire depuis un certain temps car il est l’un des ouvrages classiques sur la stratégie dans le domaine militaire et l’un des premiers publié après la Seconde Guerre mondiale. Je lisais aussi le blogue de Mary Ash, Les violents, où elle aborde brièvement l’importance démesurée que joue la confrontation à l’université. Le parallèle entre les deux m’a frappé.

Comme elle nous l’explique, la discussion universitaire est basée sur la confrontation plutôt que sur l’harmonie et le dialogue. On a tendance à parler de « choc des idées », de se confronter aux autres, d’être solide, etc. La « discussion » est semblable au combat ou à la guerre.

C’est en partie parce que le modèle de l’argumentation qui domine dans les milieux académiques est celui de l’altercation et que c’est un mode de communication pour lequel je n’ai aucun intérêt. Dans un de mes livres préférés qui s’intitule Metaphors we live by (Les métaphores dans la vie quotidienne, en français, mais la traduction du titre perd une partie immense de la profondeur de l’ouvrage), Lakoff et Johnson écrivent que c’est comme ça parce que la métaphore utilisée en Occident pour les conversations est que « l’argumentation c’est la guerre ». Plusieurs personnes pensent que le but de ces conversations est de se montrer plus intelligent et de détruire l’autre (ou encore de tout nier ce qui a été fait et dit pour que l’autre se sente « fou » ou « folle ») (Ash 2021).

Si la métaphore de la guerre peut fonctionner pour parler de la discussion universitaire, la guerre elle-même est présentée par Beaufre par une métaphore à l’état d’esprit humain. Beaufre va jusqu’à définir la stratégie comme l’idée de briser le moral de l’autre pour imposer ses conditions. Pour lui, la stratégie, c’est

[…] atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entraînant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer (Beaufre [1963] 2012, p. 36).

Beaucoup de choses m’ont frappées dans cette lecture. Beaufre est profondément ancré dans une vision du monde bipolaire de la période de la Guerre froide: il ne conçoit absolument nulle part dans son livre qu’une stratégie puisse se déployer autrement que vis-à-vis de l’adversaire. Rien n’indique comment déterminer qui est l’adversaire, qui est allié, etc. On emploie une fois de temps en temps un « nous » qui n’est pas tout à fait situé: le « nous » français devient parfois un « nous » occidental (p. 103). Beaufre, au fond, parle de la guerre sans parler de ce qui reste profondément au cœur de celle-ci: pourquoi on devrait (ou pas) faire la guerre.

Le vocabulaire de la guerre est évidemment un sujet qui m’intéresse beaucoup vu mes recherches en général, mais je constate justement qu’il reste vide, froid, et qu’il se présente en apparence « neutre » (au sens où il ne porte pas de jugement moral comme a priori), mais dans les faits il peut être incroyablement violent que de l’adopter sans réaliser la lourdeur de la guerre elle-même. Les jeux vidéo font partie des dispositifs qui ont permis la mise en place de cette normalisation du discours belliqueux.

Références

Ash, Mary. 2021. « En thérapie (Partie 4) ». Les violents.

Beaufre, André. ([1963] 2012). Introduction à la stratégie. Pluriel.

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