Introduction à la stratégie comme processus cognitif dans StarCraft

StarCraft: Brood War (CD case)

Mon intérêt pour une analyse de StarCraft (Blizzard Entertainment, 1998) a d’abord été narratif. Mais la compréhension de la stratégie s’est imposée comme une avenue incontournable. Depuis sa sortie en 1998, ce jeu de stratégie en temps réel a fait l’objet de compétitions à l’échelle internationale et a donné naissance à des ligues professionnelles en Corée du Sud, lesquelles attirent un nombre impressionnant de spectateurs. Cet engouement pour la compétition ne s’était cependant pas encore traduit en intérêt académique en 2010.

Les jeux vidéo de stratégie de manière plus générale ont tout de même fait l’objet de plusieurs textes universitaires. On s’est beaucoup penché sur la série Civilization (1991-2010), un jeu de stratégie en tour par tour. Pour la plupart, l’approche est une analyse du « contenu » des jeux (cf. notamment Fortin et Trémel 2005, p. 124), c’est-à-dire examiner les représentations du monde qu’ils proposent, indépendamment des actions du joueur. On a critiqué la série Civilization pour la relation problématique entretenue entre l’histoire réelle et l’histoire telle que représentée dans le jeu, en disant que cette série proposait une vision téléologique et occidentale de l’histoire.

De la même manière, lorsque Alexander R. Galloway (2007) s’est intéressé à StarCraft, son analyse de l’équilibre dans le jeu est fortement liée au fait qu’il considère ce dernier avant tout comme une simulation de certains éléments du monde réel. Pourtant, ce n’est pas la simulation qui est pour la plupart des joueurs l’élément caractéristique du jeu, mais bien ce qu’il implique comme stratégie.

C’est ce qui a d’emblée amené James Paul Gee à s’intéresser à l’apprentissage dans les jeux vidéo, parce qu’il a vu qu’il y avait quelque chose au-delà de la représentation, au-delà de l’image et du son. S’en prenant à ceux qui critiquent la violence dans les jeux vidéo, Gee rappelle que : « if you play games, you know that even violent games require more attention to strategy—to finding patterns and solving problems—than to the images, violent or not, on the screen » (2007, p. 3, je souligne). C’est à partir du jeu que nous avons voulu débuter notre analyse, plutôt que de la simulation ou de la représentation d’un monde. Avant d’être un jeu de science-fiction, StarCraft est un jeu de stratégie en temps réel.

Mais même en allant au-delà de la représentation, certains critiquent les jeux de stratégie en temps réel sans comprendre ce qu’ils demandent comme compétence. C’est le cas notamment de Tony Fortin, qui a déjà fait un rapprochement entre le joueur de jeux de stratégie en temps réel et le « parfait salarié », c’est-à-dire « cantonné à des tâches d’exécutant et productif à souhait » (2004, p. 58). Cette critique ne peut que s’appuyer sur une expérience très en surface des jeux.

Il est vrai que les chercheurs qui ne jouent pas à des jeux de stratégie en temps réel peuvent être rebutés par la difficulté qu’il y a à maîtriser un tel jeu avant de pouvoir en analyser le potentiel stratégique ou compétitif. Dans son ouvrage Playing to Win (2005), David Sirlin explique cette difficulté par une allégorie. Pour lui, un joueur qui choisit un jeu dans lequel s’investir voit ses possibilités comme plusieurs montagnes : pour explorer une avenue spécifique (par exemple, une stratégie, un style de jeu, etc.), il faut commencer à grimper. Mais à partir du bas, il est très difficile de savoir la hauteur d’un sommet. Autrement dit, un joueur peut se faire une fausse image du jeu, image qui pourra être détruite s’il confronte des joueurs plus expérimentés (2005, p. 108) ou des joueurs qui jouent différemment. Il est en ce sens important, comme le proposait Espen Aarseth (2003, p. 3), d’expérimenter longuement le jeu par soi-même pour entamer son processus d’apprentissage. Mais pour avoir une image plus complète du jeu, il est aussi nécessaire d’aller chercher un savoir complémentaire. S’il existe des guides de stratégie, le peu de sources académiques sur la stratégie s’explique sensiblement par le temps que ce travail demande.

En plus des travaux de Galloway, il faut tout de même souligner un certain intérêt universitaire envers StarCraft. Cependant, les objectifs de ceux-ci sont assez différents des miens dans ce mémoire. Le programme DeCal de la University of California Berkeley proposait un cours sur StarCraft et la théorie des jeux, donné par Alan Feng. Feng a pu notamment s’appuyer sur les analyses et réflexions autour de la stratégie qu’a entraîné le jeu professionnel en Corée, que ce soit le travail des commentateurs de matchs ou des observateurs sur les sites portant sur l’actualité des e-sports comme TeamLiquid ou Gosugamers. Ce travail pourra être une base à notre compréhension de la stratégie. Vu la popularité du jeu, il fut aussi utilisé hors des sciences humaines (Freed et al. 2000, Claypool et al. 2003, Dainotti et al. 2005), notamment pour analyser les performances en réseau. Le travail analytique que nous entreprenons ici prendra une autre avenue.

Notre objectif premier est de démontrer que la stratégie est un processus cognitif qui est central dans l’expérience de StarCraft. Parmi les compétences que les jeux de stratégie en temps réel impliquent, c’est la stratégie qui est la plus signifiante. À partir d’une approche cognitive, nous décrirons l’action lors d’une partie pour comprendre la part de stratégie. En allant au-delà de ce qu’on peut voir et entendre, nous chercherons à comprendre comment le jeu est compris, pour faire un clin d’œil à la formule de Christian Metz (cité dans Perron 1997, p. 11). Nécessairement, ce qui apparaît dans ces pages n’est qu’une partie du travail à effectuer pour arriver à une compréhension plus globale de la stratégie — une telle précision est en soi un cliché dans une discipline aussi jeune que les études vidéoludiques. Cela étant dit, nous proposons un premier parcours en quatre étapes qui posera les jalons d’une réflexion théorique sur la stratégie dans les jeux vidéo.

Le premier chapitre est une description précise des mécanismes de jeu. L’avantage de ce détour est de s’assurer que tout lecteur sache de quoi on parle, mais aussi qu’un lecteur qui connaît les jeux vidéo et les jeux de stratégie en temps réel sache quels modes de jeux feront l’objet de l’analyse. Il s’agit de situer notre étude dans le contexte de StarCraft, tout comme situer le jeu dans le paysage plus large du genre dans lequel il s’inscrit.

Le second chapitre cherche à clarifier le rôle de la stratégie dans l’ensemble des compétences que le jeu implique. Nous y distinguons la stratégie de différents concepts mobilisés pour notre étude : tactique, micro-gestion, macro-gestion, etc. C’est entre deux considérations que nous avons entrepris de définir ces concepts : entre l’idée d’être fidèle à l’usage du vocabulaire des joueurs, suivant l’adage de Wittgenstein — « La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage effectif du langage, elle ne peut donc, en fin de compte, que le décrire » (Wittgenstein [1953] 2004, p. 87) —, et celle de développer un lexique fonctionnel à l’analyse du jeu. En ayant tenté d’être le plus près possible des termes des joueurs, nous avons voulu circonscrire des notions précises — au-delà des contradictions que l’usage transporte avec lui. Par exemple, les termes de stratégie et tactique, qui sont essentiels pour notre démonstration, ont chacun plusieurs définitions qui ne sont pas tout à fait compatibles entre elles. C’est ici notre usage qui a fait autorité sur la définition à employer, et non pas celui des joueurs. Comme notre objet d’étude n’est pas le discours sur la stratégie lui-même, le résultat ne nous semble pas affecté par cette posture d’analyse. De manière plus spécifique, le chapitre fait la distinction entre deux définitions de la stratégie qui sont à la base de notre modélisation : la stratégie comme plan et la stratégie comme processus.

Le troisième chapitre est central parce qu’il décortique en détails le cycle du processus stratégique. À travers le cercle heuristique du processus stratégique, nous y détaillons chacune des étapes du cycle fondé notamment sur les états du jeu que le joueur se construit et sur les différents plans stratégiques auquel il peut avoir recourt durant une partie. Notre parcours passe par les sciences cognitives et la philosophie pour décrire l’activité principale du joueur au sein d’une partie.

Le dernier chapitre présente des exemples pour illustrer le fonctionnement du processus stratégique et les concepts que nous mobilisons. Pour rester près de notre objet d’étude, nous y décrivons comment le cercle heuristique proposé au chapitre 3 permet la compréhension d’une partie de StarCraft de l’angle de la stratégie. En jetant un coup d’œil à quelques principes méthodologiques fondamentaux, il s’agit aussi de comprendre le rôle et la limite d’une analyse stratégique d’un jeu vidéo.

Références

  • Aarseth, Espen. 2003. « Playing research: methodological approaches to game analysis ». Dans 5th International Digital Arts & Culture Conference, édité par Adrian Miles. Melbourne, Australia: RMIT University, School of Applied Communication.
  • Claypool, Mark, David LaPoint, et Josh Winslow. 2003. « Network Analysis of Counter-strike and Starcraft ». Dans Proceedings of the 22nd IEEE International Performance, Computing, and Communications Conference (IPCCC), 263‑70. Phoenix, Arizona, USA. http://web.cs.wpi.edu/~claypool/papers/net-game/.
  • Dainotti, Alberto, Antonio Pescapé, et Giorgio Ventre. 2005. « A packet-level Traffic Model of Starcraft ». Dans Second International Workshop on Hot Topics in Peer-to-Peer Systems (HOT-P2P’05), 33‑42. http://doi.ieeecomputersociety.org/10.1109/PTPSYS.2005.4.
  • Dor, Simon. 2010. « La stratégie comme processus cognitif dans le jeu vidéo StarCraft ». Mémoire de maîtrise, Montréal: Université de Montréal.
  • Fortin, Tony. 2004. « L’idéologie des jeux vidéo ». Dans Le grand jeu : débats autour de quelques avatars médiatiques, édité par Nicolas Santolaria et Laurent Trémel, 45‑73. Paris: Presses universitaires de France.
  • Fortin, Tony, et Laurent Trémel. 2005. « Les jeux de “Civilization” : une représentation du monde à interroger ». Dans Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux, édité par Tony Fortin, Philippe Mora, et Laurent Trémel, 123‑67. Paris: L’Harmattan.
  • Freed, Michael, Travis Bear, Herrick Goldman, Geoffrey Hyatt, Paul Reber, et Josh Tauber. 2000. « Towards More Human-Like Computer Opponents ». Dans Papers from 2000 AAAI Spring Symposium Artificial Intelligence and Interactive Entertainment, édité par Wolff Dobson, 22‑26. Menlo Park: AAAI Press. http://www.aaai.org/Library/Symposia/Spring/ss00-02.php.
  • Galloway, Alexander R. 2007. « StarCraft, or, Balance ». Grey Room 28:86‑107.
  • Gee, James Paul. 2007. Good video games + good learning : collected essays on video games, learning and literacy. New York: P. Lang.
  • Perron, Bernard. 1997. « La spectature prise au jeu. La narration, la cognition et le jeu dans le cinéma narratif ». Thèse de doctorat non-publiée, Montréal, Université de Montréal.
  • Sirlin, David. 2005. Playing to Win. Becoming the Champion. S.l.: David Sirlin.
  • Wittgenstein, Ludwig. 2004. Recherches philosophiques. Paris: Gallimard.

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