Deux paradigmes de jouabilité: décryptage et prévision

Ma thèse de doctorat fut l’occasion de définir des concepts importants pour la suite de mon travail, dont plusieurs furent centraux pour mon récent livre sur StarCraft. Explorons ici les paradigmes de jouabilité du jeu de stratégie en temps réel, soit le paradigme de décryptage et le paradigme de prévision.

Cet article est un extrait de ma thèse de doctorat soutenue en février 2016 (Dor 2015, p. 247-255).

De l’analyse de l’histoire des jeux de stratégie en temps réel, on peut observer deux paradigmes de jouabilité extrêmement différents. La principale distinction entre, d’un côté, Modem Wars (Ozark Softscape, 1988) et, de l’autre, J. R. R. Tolkien’s War in Middle Earth (Synergistic Software, 1989) ou Populous (Bullfrog Productions, 1989) n’est pas tant la présence ou non d’une intelligence artificielle comme adversaire que la différence entre la manière dont se pense l’affrontement avec un adversaire, humain ou ordinateur. L’adversaire de War in Middle Earth possède une situation privilégiée sur le jeu : un seigneur du Mal ayant un avantage militaire et de multiples servants à sa disposition. Populous, quant à lui, propose des centaines de scénarios en solo axés sur un affrontement de plus en plus difficile. Une joute à armes égales n’est pas nécessairement l’intérêt de ce type de jeu, contrairement à Modem Wars.

Les recherches de Michael Freed et ses collègues sur l’intelligence artificielle expliquent bien le fossé qui sépare la conception que le joueur se fait de l’adversaire selon que celui-ci soit, pour le joueur, conçu comme un adversaire humain ou conçu comme un agent privilégié. Comme ils le notent, lorsque le joueur constate que son adversaire est doué d’omniscience, il ne développe pas les mêmes compétences et réflexes de jeu que lorsqu’il cherche à cacher ses intentions à un adversaire humain.

For instance, inhuman weaknesses in computer play encourage new players to develop tactics, prediction rules and playing styles that will be ineffective against people. Game designers often compensate for weaknesses in the computer’s play by providing it with superhuman capabilities such as omniscience. However, such abilities render otherwise important tactics ineffective and thus discourage players from developing useful skills (Freed et al. 2000, p. 1).

Un concepteur de jeu uniquement en solo ne prépare pas son expérience comme celle d’un jeu en multijoueur; les compétences nécessaires pour l’une ne sont pas nécessairement importables à l’autre. Pour cette raison, le concepteur principal de StarCraft II Dustin Browder explique que sa compagnie a choisi d’assumer davantage cette séparation entre les deux modes : il affirme qu’on a toujours eu l’impression que la campagne était une préparation au multijoueur en ligne, alors que dans les faits ce ne fut jamais vraiment le cas, les deux étant trop différents (cité dans Remo 2009). Si les deux impliquent un processus stratégique, ils n’impliquent pas du tout les mêmes stratégies : le joueur ne développe pas les mêmes schémas cognitifs ni ne formule les mêmes énoncés. Les prochains billets montrera de quelle manière le STR classique permettra aux joueurs de développer parallèlement deux ensembles de compétences plus ou moins perméables qui formeront deux paradigmes de jouabilité : le paradigme de décryptage et le paradigme de prévision. Définissons pour l’instant ces paradigmes.

Le paradigme de décryptage

Le paradigme de décryptage implique l’idée que, pour gagner une partie, il faille plus ou moins savoir ce que l’ordinateur va faire et ce qui enclenche ses actions, puis prendre les bonnes décisions pour contrer ces actions futures. Les obstacles auxquels le joueur fait face sont vus essentiellement comme des objets créés par des concepteurs pour permettre une expérience intéressante ou un défi suffisamment grand.

Le tutoriel de Populous (Bullfrog Productions, 1989) sur SNES, capturé avec l’émulateur ZSnes

Inscrit dans ce paradigme, l’auteur d’un FAQ de Populous propose une solution lorsque l’adversaire ordinateur construit un chevalier. D’abord, aller dans les options pour changer les règles du jeu et rendre l’eau fatale. Ensuite, lorsque le chevalier s’approche du village du joueur, utiliser ses pouvoirs divins pour faire descendre le niveau du terrain où le chevalier se trouve jusqu’au niveau de l’eau, pour qu’il s’y noie. Comme il le note, le joueur pourrait aussi faire lui-même un chevalier pour contrer le chevalier adverse : « The only reason I myself don’t always drown the computer’s knight is because it takes the challenge away. The computer doesn’t drown your knight » (GGW 1996). Une autre FAQ abonde dans le même sens, insistant sur la nécessité d’utiliser cette stratégie : « DO sink your enemy’s knight or leader when he approaches your territory if the water is fatal. […] You’ll need this around worlds 50 and 72 in order to survive » (Jabu-Jabu 2000). Sachant que l’ordinateur ne noiera pas le chevalier — ni ne peut changer lui-même les règles de jeu —, choisir un chevalier est une stratégie efficace pour le joueur, mais facile à contrer lorsque l’ordinateur l’utilise. Une même stratégie n’a pas la même implication pour le joueur humain ou le joueur informatisé. Quand M. Evan Brooks affirme que chaque niveau du jeu « require a slightly different strategy » (1991b, p. 37, je souligne), c’est que l’adversaire programmé nécessite d’être battu d’une certaine façon qui, si elle varie d’un scénario à l’autre, ne varie pas nécessairement d’un essai à l’autre dans le même scénario. L’objectif est d’explorer les différentes possibilités de jeu et de comprendre les comportements de l’adversaire pour choisir les actions à effectuer qui seront les plus efficaces.

Ce paradigme de décryptage rejoint aussi différentes manières de concevoir la stratégie dans les jeux vidéo en général. Prenons l’exemple de Final Fantasy Tactics (Square, 1997), un jeu de rôle tactique. Le joueur doit développer ses personnages tout au long du jeu, choisissant des classes (appelées « jobs ») dans lesquelles les améliorer pour affronter les adversaires potentiels. Chaque affrontement est différent et les personnages à affronter proposeront des défis particuliers. Si un des adversaires utilise régulièrement un sort de Poison, le joueur peut donner une pièce d’équipement à ses personnages qui pourra les protéger. Mais, ce faisant, il perd la possibilité de leur donner une autre pièce d’équipement avec d’autres avantages. Il pourra choisir de protéger certains personnages mais pas d’autres pour chercher un certain équilibre, suivant les avantages et les inconvénients qu’il est prêt à essayer. Contre un adversaire coriace ou imprévisible, il pourrait perdre une, deux, trois fois ou plus, mais à chaque échec, il aura l’occasion de modifier l’équipement de ses personnages, décider d’aller accumuler de l’expérience dans d’autres classes pour avoir des habiletés qui fonctionnent mieux contre cet adversaire précis, etc. Des jeux aussi différents que Populous et Final Fantasy Tactics impliquent ce paradigme; le principe de base est de permettre au joueur un éventail de possibilités pour contrer la plupart des situations que le joueur rencontrera.

Dans un paradigme de décryptage, l’adversaire affronté a été programmé d’une manière assez précise : s’il est vulnérable au feu, il ne deviendra pas vulnérable à la glace la prochaine fois, à moins d’avoir été programmé pour le faire. Dans un design réussi, le joueur peut anticiper son adversaire et mettre toutes ses ressources en place pour l’affronter de la manière qu’il juge optimale; c’est cette optimisation qui est caractéristique de ce paradigme.

L’intérêt d’un jeu à décrypter est souvent celui d’offrir un défi au joueur solo. Ce paradigme pourrait être synthétisé ainsi : l’objectif du joueur est de comprendre les patterns du système de jeu pour optimiser ses actions; il « décrypte » les patterns au sens figuré. Il s’agit en quelque sorte de trouver une stratégie efficace pour vaincre chaque obstacle ou chaque scénario l’un à la suite de l’autre. Le joueur est un acteur privilégié de la dynamique des stratégies : l’important est qu’il ait une expérience intéressante et ait une option pour contrer ses adversaires. Pour les concepteurs, une expérience de jeu « optimale » est celle semblable au flow proposé par Mihály Csíkszentmihályi grandement réutilisé par les théoriciens de la conception de jeu. Ainsi, Adams et Rollings, dans leur ouvrage Fundamentals of Game Design, affirment qu’un jeu est équilibré lorsqu’il n’est ni trop facile, ni trop difficile, et qu’il place les compétences d’un joueur comme critère principal de son succès (2007, p. 359). Dans le paradigme de décryptage, l’équilibre se pense en mode joueur contre environnement (PvE) : un jeu est équilibré notamment lorsqu’il a un niveau de difficulté stable et qu’il donne au joueur les moyens de trouver la solution à un défi (2007, p. 372-373). L’objectif n’est pas que chaque joueur (humain ou ordinateur) ait une chance équivalente de gagner la partie, mais que le joueur privilégié — l’être humain devant son ordinateur — juge son expérience satisfaisante. C’est une idée qui renvoie davantage au ludus qu’à l’agôn chez Caillois :

La différence avec l’agôn est que, dans le ludus, la tension et le talent du joueur s’exercent en dehors de tout sentiment explicite d’émulation ou de rivalité : on lutte contre l’obstacle et non contre un ou plusieurs concurrents (1958, p. 80).

Pour reprendre le concept de la théorie des jeux, le paradigme de décryptage est un « jeu à motif mixte » [mixed motive game]. Je reprends l’expression à Bernard Perron (1997, p. 234), qu’il reprenait lui-même d’Elizabeth Bruss (1977, p. 159). Dans un jeu de stratégie typique en multijoueur, on est dans une situation de jeu à somme nulle [zero-sum game] : chaque gain effectué par l’un des joueurs équivaut à une perte pour l’autre. Le poker en est un exemple patent : chaque jeton perdu correspond à un jeton gagné pour un autre joueur, de sorte qu’il y a au total le même nombre de jetons en jeu. Mais à une plus grande échelle, même les échecs peuvent être considérés comme un jeu à somme nulle; la victoire de l’un équivaut à la défaite de l’autre — nous sommes dans une situation d’agôn, de rivalité. En voyant l’expérience des jeux de stratégie inscrits dans le paradigme de décryptage comme des jeux à motif mixte, il y a cette idée que l’intelligence artificielle n’a pas en soi intérêt à gagner, si ce n’est que pour rendre le jeu intéressant. Le joueur humain a comme objectif de gagner la partie, mais les joueurs informatisés ont comme rôle de rendre intéressante l’expérience du joueur humain — que le joueur informatisé ressemble ou non à un joueur humain est secondaire.

Le paradigme de prévision

Le paradigme de prévision demande quant à lui que le joueur soit en mesure de prédire d’une manière plus ou moins exacte les actions de son adversaire et qu’il planifie sa stratégie en conséquence. L’enjeu est notamment d’anticiper avec une exactitude plus ou moins grande les actions adverses futures en tentant d’observer les actions adverses présentes. Le moyen de prédire ces actions peut être évidemment le système de règles du jeu, mais aussi et surtout les habitudes stratégiques des joueurs. Chaque joueur, humain ou informatisé, aurait pu être un joueur humain : le joueur peut minimalement prévoir les actions des autres parce qu’il aurait pu être à leur place. Une partie peut être modélisée comme un jeu à somme nulle dans la tradition de la théorie des jeux.

Dans la plupart des jeux en multijoueur, c’est un paradigme de prévision qui explique la manière de concevoir la jouabilité pour le joueur. Pour gagner, il doit savoir ce que fait son adversaire et anticiper ce qu’il pourrait faire suivant ce qu’il connaît des règles du jeu et de ses habitudes stratégiques. Soit un jeu de cartes typique comme le bridge : dans la plupart des donnes, les joueurs peuvent inférer quelles sont les cartes signifiantes qui pourraient être dans les mains de leurs adversaires, puisque la main du mort est visible et que chacune des 52 cartes n’est présente qu’une seule fois. Les décisions ne seraient pas des choix signifiants si les cartes des adversaires n’étaient pas partiellement prévisibles.

Le premier niveau de Faerie Solitaire (Subsoap, 2009)

Un joueur de jeu de stratégie en temps réel peut savoir qu’une attaque de l’adversaire pourrait avoir lieu, disons, après huit minutes de jeu et anticiper approximativement la force possible de celle-ci, puisqu’il aurait pu, lui-même, faire une attaque de cette même force au même moment s’il en avait pris la décision et en avait les compétences sensori-motrices suffisantes. Il peut, conséquemment, prévoir la possibilité de cette attaque et éventuellement réfléchir d’avance à la manière de la contrer. Dans ce paradigme, l’objectif est de comprendre les actions potentielles de ses adversaires, ces actions étant prévisibles dans la plupart des jeux de stratégie en temps réel en envoyant des éclaireurs au bon moment.

Plutôt que de reposer sur l’idée d’un équilibre dans la difficulté du jeu, celui-ci se pense plutôt en termes de joueurs. Il ne s’agit pas de donner un défi ni trop facile, ni trop difficile au joueur, mais plutôt de s’assurer qu’il y ait différentes options qui permettent que chacun des joueurs à compétence égale ait une chance équivalente de gagner la partie. Ce paradigme implique ce qu’Ernest Adams et Andrew Rollings voient comme l’équilibre en mode joueur contre joueur (PvP) (2007, p. 368). En général et sans surprise, il apparaît au moment où le mode multijoueur devient plus populaire. C’est l’arrivée du modem permettant à deux joueurs de se connecter par ligne téléphonique chacun sur son ordinateur qui permettra d’offrir « authentic human competition as opposed to mere human-versus-computer action » (Brooks 1991b, p. 37). Aucune stratégie n’est dominante dans cette dynamique idéale; l’équilibre du jeu devient plus importante que l’expérience d’un joueur singulier, puisque chacun des acteurs dans la dynamique des stratégies est ou pourrait être un joueur humain. Le principe du flow ne se pense plus de la même manière dans cette dynamique à somme nulle : dans un affrontement à deux, pour chaque joueur qui gagne une partie, il y a un joueur qui en perd une. La défaite occasionnelle voire fréquente est inévitable, alors que dans le paradigme de décryptage, on peut facilement concevoir qu’un joueur ne perde jamais une partie.


Références

Brooks, M. Evan. 1991b. « Editor’s choice: the hard drive retention ». Computer Gaming World, no 83, p. 37.

Bruss, Elizabeth W. 1977. « The game of literature and some literary games ». New Literary History, vol. 9, no 1, p. 153-172.

Caillois, Roger. 1958. Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige. Paris : Gallimard.

Freed, Michael, Travis Bear, et al. 2000. « Towards more human-like computer opponents ». Actes du colloque « 2000 AAAI spring symposium. Artificial intelligence and interactive entertainment » (Menlo Park, CA), p. 22-26. <http://www.aaai.org/Library/Symposia/Spring/ss00-02.php>.

Perron, Bernard. 1997. « La spectature prise au jeu. La narration, la cognition et le jeu dans le cinéma narratif ». Thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal.

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