Plutôt que de considérer la stratégie uniquement comme un rapport analogique avec la guerre ou comme étant relative à une forme, les définitions expérientielles de la stratégie cherchent à décrire la stratégie à travers un type d’expérience. Bien sûr, l’expérience de la stratégie dans un jeu vidéo a tout de même des points communs avec l’expérience de la stratégie dans le contexte militaire, soit ce que les définitions iconiques mettaient de l’avant. Elle aura parfois des points communs avec l’expérience de la stratégie comme choix à une échelle macro, c’est-à-dire le sentiment d’avoir une influence sur l’ensemble de la partie plutôt que sur des objectifs plus localisés, comme ce sur quoi les définitions formelles insistaient. Mais les définitions expérientielles vont chercher à comprendre l’expérience de la stratégie pour intégrer cette compréhension à leur définition de la stratégie elle-même.
Planification en vue d’atteindre un objectif
Les définitions expérientielles semblent souvent s’inspirer de définitions peu rigides du terme. Écrivant sur la stratégie compétitive dans un contexte d’affaires, Michael E. Porter la voit comme une « broad formula for how a business is going to compete », insistant sur l’inclusion des objectifs et des politiques à mettre en place (1980, p. xvi). Pour appliquer le terme au monde de l’éducation, Jacques Tardif prendra d’abord sa définition très large du Multidictionnaire : « la planification et la coordination d’un ensemble d’opérations en vue d’atteindre un objectif » ([1992] 1997, p. 23). Il souligne ensuite que c’est en vue d’atteindre efficacement cet objectif qu’elle existe.
Pour Tardif, « les stratégies sont des connaissances », car « dans la mémoire à long terme de la personne, toute connaissance théorique doit être associée à des stratégies qui en permettent le traitement et la réutilisation fonctionnelle » ([1992] 1997, p. 43). |
La définition de stratégie de Michel de Certeau, que j’ai déjà adaptée au contexte des jeux de stratégie en temps réel (Dor 2011, p. 121-124), peut aussi se penser en termes d’expérience — bien qu’elle concerne une échelle de plusieurs individus. Essentiellement, le travail que propose de Certeau est de mettre en évidence que tout pouvoir politique use de stratégie lorsqu’il établit des règles du jeu fixes, lorsqu’il a la force d’imposer son plan comme un lieu dans lequel tous devront naviguer. Le contre-pouvoir du citoyen est la tactique, soit celui de ne pas avoir de lieu précis, de saisir des occasions, de ne pas reposer sur des éléments prédéfinis pour fonctionner mais de pouvoir user de détournement et de ruse (de Certeau [1980] 1990, p. 63). La force de cette distinction est de montrer que la différence entre les actions de l’institution et les actions de l’usager réside dans un rapport particulièrement différent à l’espace. La stratégie, en ce sens, concerne l’établissement du lieu, la mise en place de règles fixes et stables qui permettent de plus ou moins conditionner des comportements, alors que la tactique se joue de ce conditionnement en créant son propre espace et en n’établissant aucune règle.
La théorie des jeux
La théorie des jeux, qui modélise des situations à décisions multiples en fonction des intérêts de divers agents, propose aussi une définition plutôt expérientielle. Dans leur classique Theory of games and economic behavior, John von Neumann et Oskar Morgenstern définissent à un moment la stratégie comme les principes généraux choisis librement qui vont permettre à un agent de prendre des décisions dans un système qui comprend à la fois les choix d’autres joueurs et les résultats de coups du hasard ([1944] 1947, p. 49). Cette définition s’applique aux jeux de stratégie — entendus en anglais comme games of strategy, et non pas strategy games —, soit « a series of events, each of which may have a finite number of distinct results » (Leonard 2010, p. 63). Dans les faits par contre, une stratégie sera souvent entendue comme un ensemble fixe choisi au début de la partie qui détermine tous les choix dans toutes les circonstances possibles — c’était le cas dans l’un des premiers textes de von Neumann qui définissait la théorie des jeux. La stratégie pour eux concerne l’expérience d’un des joueurs dans une position où il a des choix clairs, fixés et dont les résultats sont prévisibles.
Une définition en design de jeu
Rares sont les définitions aussi précises que celle de la théorie des jeux dans l’étude du jeu vidéo. Quelque 150 pages plus loin de leur définition formelle de la stratégie, Katie Salen et Eric Zimmerman notent qu’il en existe une définition plus usuelle, qui semble mieux adaptée à l’expérience du joueur :
A common understanding of a strategy in Starcraft [sic] might be: “If you’re playing the Zergs, create a lot of Zerglings at the beginning of the game and rush your opponent’s central structures before they have time to build power.” A strategy in this casual sense is a set of general heuristics or rules of thumb that will help guide you as you play (Salen et Zimmerman 2004, p. 236).
Plutôt que l’impact sur le long terme ou sur la partie, la stratégie se veut un guide ou une hypothèse qui nous aidera à prendre des décisions.
La définition de stratégie comme modalité actionnelle proposée par l’équipe de recherche Ludiciné de laquelle j’ai fait partie implique des compétences cognitives déployées sur le moyen ou le long terme ainsi qu’un cadre d’action émergent. Les modalités actionnelles ont été définies au nombre de quatre pour le projet de recherche sur le film interactif (Perron et al. 2008). Elles ont été adaptées pour le projet de recherche sur le jeu vidéo d’horreur (2009-2011) auquel j’ai contribué et sont décrites entre autres dans un article que j’ai co-écrit avec Bernard Perron (Dor et Perron 2014).
Comme dans une définition formelle, Bernard Perron, Dominic Arsenault, Martin Picard et Carl Therrien spécifient bien que la stratégie concerne une décision à plus long terme que la résolution d’un puzzle (Perron et al. 2008, p. 248-249); mais pour la distinguer de la modalité « résolution », la stratégie est surtout une question d’émergence : les actions à entreprendre naissent de l’interaction avec les règles, pas d’une séquence prescrite par la structure du jeu.
Les jeux de stratégie sont les jeux où la stratégie est signifiante
Ce qui semble commun à un grand nombre d’emplois du terme stratégie dans les jeux de stratégie, ce n’est pas tant la pensée à long terme, car chaque jeu a sa propre échelle temporelle; c’est plutôt la présence de plusieurs choix. Il est évidemment bien rare qu’un jeu vidéo qui ne demande qu’une seule stratégie soit défini comme stratégique, même si ce choix a une incidence à l’échelle de la partie. C’est lorsque le jeu est signifiant pour le joueur, que le choix de certaines actions en révoque d’autres. Pour Salen et Zimmerman, évaluer un jeu pour voir s’il est signifiant pour un joueur [meaningful play], c’est évaluer la relation entre une action et son résultat (2004, p. 34). Ils proposent que deux aspects soient valorisés : que la relation entre une action et son résultat soit discernable (qu’on perçoive le résultat d’une action) et qu’elle soit intégrée (qu’on puisse comprendre le rôle de chaque action dans le jeu).

Au-delà d’un cas où une seule décision régirait l’ensemble du jeu, comme dans l’exemple de von Neumann, les jeux de stratégie multiplient les situations de choix entrepris en connaissance de cause, en ayant conscience d’une partie des répercussions que ces choix peuvent avoir. Quand un jeu de rôle demande au joueur de choisir sa classe (Baldur’s Gate, BioWare, 1998) ou la composition de son équipe (Final Fantasy, Square, 1987), c’est un choix stratégique qui peut impliquer une très grande différence en termes de difficulté. Mais Final Fantasy ou Baldur’s Gate ne sont jamais identifiés comme des jeux de stratégie, vraisemblablement car on ne choisit son équipe ou sa classe qu’une seule fois.

De la même manière, jouer avec un style plus furtif versus un style plus agressif dans un jeu de tir à la première personne peut être considéré comme une stratégie. Le jeu ne sera par contre pas considéré comme un jeu de stratégie car ce choix reste règle générale une question de préférence personnelle et n’aura que peu d’impact sur la suite des événements. Le jeu de stratégie a tendance à démultiplier les différents choix signifiants de sorte de faire émerger des situations de jeu nouvelles.
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