Les définitions iconiques de la stratégie: représenter la guerre

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Cet article est un extrait adapté de ma thèse de doctorat (2015) et ce passage a été traduit et publié dans Game Studies (2018).

Les jeux de stratégie sont en très grande majorité liés à un milieu précis, pour reprendre le terme de Geoff King et Tanya Krzywinska (2002, p. 26-27), c’est-à-dire que ce sont des jeux se déroulant dans le contexte d’une guerre, d’un affrontement armé (Egenfeldt-Nielsen et al. 2008, p. 43). La définition de stratégie dans le contexte militaire a été dès lors facilement importable dans le contexte des jeux de stratégie en temps réel.

Les définitions iconiques de la stratégie dans le jeu vidéo sont les définitions qui se basent sur la représentation d’un certain élément de la guerre réelle dans l’univers diégétique du jeu pour distinguer s’il y a stratégie ou non et à quel degré. En d’autres termes, plusieurs ont tendance à définir la stratégie dans les jeux comme elle le serait dans son équivalent représenté dans la vraie vie. Si j’incarne un général qui donne des ordres à ses unités, je dois sans doute user de stratégie puisqu’un général use de stratégie.

J’emprunte le qualificatif au concept d’icône chez Charles S. Peirce ([1885] 1991, p. 181) : il y a stratégie quand ce qui est représenté dans le jeu a une similitude avec ce à quoi il est censé renvoyer dans la réalité. Il s’agit, essentiellement, de voir ce qui est adapté d’une guerre réelle dans un jeu vidéo.

La stratégie en contexte militaire

En ce sens, les définitions iconiques de la stratégie reprennent le concept de stratégie préexistant les jeux vidéo, en particulier les définitions militaires du terme. Elle est le plus souvent distinguée de la tactique. Cette distinction présente chez plusieurs penseurs militaires est très précise chez un penseur classique de la stratégie : Carl von Clausewitz. En 1832, il écrit :

[Du combat] naissent deux activités absolument distinctes, la tactique et la stratégie, dont la première ordonne et dirige l’action dans les combats, tandis que la seconde relie les combats les uns aux autres pour arriver aux fins de la guerre ([1832] 1989, p. 110).

Plus de 150 ans plus tard, Edward Luttwak (1987, p. 69-71) a distingué d’une manière similaire cinq niveaux différents à l’échelle de la guerre, qui vont de la volonté et de la puissance des nations et des organisations internationales jusqu’au matériel de guerre employé par le simple soldat : grand strategy, theatre strategies, operational, tactics, technical.

La grand strategy (parfois traduire par « stratégie totale ») serait l’échelle où l’entièreté de la société est mobilisée pour la guerre — pensons à la manière dont une nation va tenter d’user de propagande ou d’orienter son économie à des fins stratégiques. L’aspect technical inclut la logistique individuelle voire l’entraînement et le type de matériel d’un seul soldat. Les trois autres concernent ce qui se situe entre les deux.

Luttwak souligne par exemple qu’une supériorité technique ou tactique dans un combat peut être inutile si la défaite de leurs adversaires entraîne un mouvement de sympathie à l’échelle de la grande stratégie qui pousse de grandes puissances à joindre leurs rangs.

Ces distinctions où la stratégie s’inscrit concernent ce qu’implique la guerre, pas ce qu’implique la jouabilité. Elles étaient particulièrement fréquentes durant la décennie 1980, où les jeux de guerre étaient parfois définis par ces étiquettes. Par exemple, alors qu’il écrit sur Conflict in Vietnam (MicroProse, 1986) dans le Computer Gaming World, Evan M. Brooks affirme clairement que le jeu est « not a strategic game; it is operational in scale » (1986, p. 15). Dans les années 2000, la série Total War est souvent vue comme intégrant à la fois de la tactique et de la stratégie, puisqu’elle propose l’échelle tactique — le contrôle des troupes durant les combats — et l’échelle stratégique — le déplacement des armées, la gestion des territoires, etc. C’est le cas dans un article prospectif plutôt promotionnel du Computer & Video Games qui fait l’annonce de la sortie du premier jeu de la série, Shogun: Total War (Creative Assembly, 2000) : « break it down into just playing tactics, which is the exciting battlefield scenario, or strategy which is Civilization-style resource management enacted on a map » (Shogun 1999, p. 28). Rarement par contre fait-on la différence entre les compétences impliquées entre les deux niveaux pour en comprendre la distinction du point de vue ludique. Or, un jeu vidéo qui représente la guerre n’en implique pas nécessairement les mêmes types de compétences.


On parle de la même stratégie?

Au fond, le problème de ces définitions est qu’elles confondent deux choses : le conflit créé par les règles du jeu et le conflit représenté dans l’univers diégétique. La stratégie au niveau diégétique — ce qu’implique la stratégie pour un chef militaire — sera assimilée à la stratégie au niveau ludique — ce qu’implique la stratégie pour un joueur. Dave Morris et Leo Hartas (2004, p. 10) définissent assez clairement la tactique et la stratégie en précisant que cette dernière n’est pas que la bataille, mais aussi les objectifs et la doctrine de guerre. C’est évidemment un contexte guerrier réel plutôt que ludique ici : comme ils le notent eux-mêmes (p. 11), rares sont les jeux qui laissent au joueur le choix de son objectif et encore moins de sa conception de la guerre. La courte section « War » dans laquelle cette distinction est précisée traite davantage des objectifs que le jeu peut donner à ses joueurs plutôt que d’une véritable réflexion sur les idées de stratégie et tactique du point de vue du joueur lui-même.

Les jeux de tactique

La même confusion est présente dans un article de Nathan Toronto où il constate que les enjeux politiques sont le plus souvent absents des STR; il dira pour cette raison qu’ils deviennent très rapidement des jeux de tactique en temps réel (2008) — impliquant par là le niveau tactique dans la distinction de Clausewitz. De la même manière, on dira parfois que des jeux de tirs à la première personne — pensons à Tom Clancy’s Rainbow Six (Red Storm Entertainment, 1998) et SWAT 3: Close Quarters Battle (Sierra On-Line, 1999) — sont des jeux de tir tactique, entre autres parce que, dans le contexte fictionnel, on y déploie une escouade tactique contre des terroristes. Une réédition du jeu SWAT 3 en 2001 est sous-titrée d’ailleurs « Tactical Game of the Year Edition ».

Rainbow Six en est un autre bon exemple: on lui donne l’étiquette d’« Action, First-Person, Shooter, Tactical » sur un article de Gamespot (Dunkin 1998), sans qu’il y ait de précisions sur les implications du terme « tactical » en ce qui a trait à la jouabilité.

Les jeux de stratégie totale

On qualifiera, en reprenant la distinction de Luttwak, les jeux de Paradox de jeux de grand strategy, sans toutefois se questionner s’ils impliquent sur le plan de la jouabilité des compétences différentes des jeux de stratégie traditionnels. Autrement dit, si plusieurs jeux qualifiés de tactique et d’autres qualifiés de stratégie impliquent des compétences similaires en termes de jouabilité, c’est la distinction iconique qui justifie ce type de classification. Cette distinction devient évidemment problématique lorsqu’on tente de comparer les enjeux de jouabilité de chacun des jeux — d’où l’idée d’avoir d’autres types de disctinctions.


La stratégie dans les études stratégiques

La définition la plus générale qu’Hedley Bull fait de la stratégie dans un texte sur les études stratégiques a une utilité plus appréciable pour le jeu vidéo : « Strategy in its most general sense is the art or science of shaping means so as to promote ends in any field of conflict » (1968, p. 593). Le stratège français André Beaufre la définit comme « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour resoudre leur conflict [sic] » (cité en français dans Luttwak 1987, p. 241, qui souligne la congruïté avec son propre usage du terme). Bull note par ailleurs qu’il y a eu un récent changement dans la définition de la stratégie dans le domaine militaire, en partie dû au contexte de la Guerre froide : la stratégie est passée d’un élément de la guerre à un instrument politique qui inclut la menace de guerre elle-même. Autrefois réservé aux moyens déployés pour atteindre les objectifs d’une guerre, le terme devient utile pour désigner tout ce qui implique une situation souhaitable pour un pays, notamment — dans le contexte évidemment d’une menace nucléaire — tout ce qui conduit à éviter l’affrontement direct. Précisons tout de même qu’un intérêt pour la politique sans l’affrontement direct est présent dans des jeux comme Balance of Power (Crawford, 1985) et Supreme Ruler: Cold War (Battlegoat Studios, 2011), quoique l’affrontement indirect y est important.

Pour un joueur de jeu de stratégie qui propose un contexte guerrier, le combat lui-même est souvent son seul objectif car c’est la raison pour laquelle le jeu l’intéresse. Un joueur n’aura aucun intérêt à négocier une paix avec son adversaire voire à déclarer l’armistice, car aucune vie réelle n’est en jeu et il n’a aucun risque majeur à vouloir un affrontement armé. Comme Mark H. Walker le précise bien, « in strategy gaming there is nothing at stake but your pride » (2002c, p. 1).


Deux autres manières de définir la stratégie

Si les définitions iconiques de la stratégie dans les jeux montrent bien que le parallèle avec la guerre est pertinent pour décrire l’action qui y est représentée, il n’en reste pas moins que rien ne concerne précisément l’action que le joueur y entreprend. Les définitions iconiques ont servi de base sous bien des aspects aux définitions formelles et expérientielles de la stratégie, qui seront abordées dans un prochain billet.


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Je suis professeur en études vidéoludiques à l’Unité d’enseignement et de recherche (UER) en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue au centre de Montréal.


En libre accès en format numérique ou disponible à l’achat en format papier.


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