J’ai abordé la question du jeu vidéo comme industrie culturelle lorsque j’ai donné le cours L’industrie des jeux vidéo à l’UQAM en 2016, puis je l’ai repris en éthique et jeu vidéo plusieurs années à l’UQAT. Je pense que c’est un élément important à considérer lorsqu’on cherche à mieux comprendre un objet culturel: les jeux vidéo ne sont pas naturellement ou obligatoirement comme ils sont; ils sont comme ils sont parce qu’ils font partie d’une industrie culturelle spécifique. C’est ce que Egenfeldt-Nielsen, Smith, et Tosca notent lorsqu’ils parlent de l’industrie des jeux:
Il est important de considérer la production massive de jeux et le processus industriel qui rend cette production possible, puisqu’à la fois leur forme esthétique et leur consommation sont influencés par cette structure prédominante (Egenfeldt-Nielsen, Smith, et Tosca (2008) 2013, p. 23).
Le jeu vidéo est une industrie culturelle au sens où il se crée un écosystème et un marché autour de ses produits qui a, conséquemment, une influence sur ceux-ci. Les jeux ne viennent pas de nulle part et même les jeux indépendants ou les jeux amateurs se positionnent vis-à-vis de cette industrie: en réaction, à contre-courant ou en l’imitant. Le fait qu’il y ait une industrie influence la création de jeux. La plupart des questions éthiques autour du modèle de création d’un jeu dérivent du fait qu’il s’agisse d’une industrie culturelle.
Le terme « industrie culturelle » semble un oxymore: l’industrie et la culture sont parfois vus comme en opposition. L’idée provient de l’École de Frankfort, notamment de Theodor W. Adorno, qui y voit un sens pas nécessairement littéral (ce n’est pas « industriel » comme l’est la production d’une automobile), mais qui s’applique bien à deux éléments importants de la manière dont les oeuvres sont créées (il parle lui surtout du cinéma):
[…] on ne doit pas prendre à la lettre le terme d’industrie. Il se rapporte à la standardisation de la chose même — par exemple, la standardisation du western connue de chaque spectateur de cinéma — et à la rationalisation des techniques de distribution, mais il ne réfère pas strictement au processus de production (Adorno 1964, p. 14).
C’est donc la standardisation d’une part qui le caractérise: on crée des jeux pour et à partir d’un ordinateur, lequel a des éléments physiques standardisés (cartes mère, cartes graphiques, processeurs, etc.); c’est encore plus vrai des consoles, dont les spécifications techniques sont les mêmes. Mais on parle aussi d’un standardisation logicielle (systèmes d’exploitation, moteurs de jeux) et même d’un standard de consommation (on suppose qu’on va jouer sur un seul écran, probablement assis sur une chaise ou un fauteuil, etc.). D’autre part, il y a la rationalisation des techniques de distribution, qui est optimisée pour un marché spécifique (Steam, les consoles, les magasins, etc.).
L’industrie culturelle, en ce sens, est vue comme un élément qui bloque l’émancipation et induit la reproduction des schémas préexistants plutôt que l’expérimentation. Les arts numériques au sens large tentent parfois de proposer de nouvelles formes en utilisant le jeu vidéo ou ses dérivés (pensons à des expériences immersives en musée), mais ces formes mettent justement en évidence le standard à échelle massive que représente l’industrie des jeux vidéo.
C’est d’Aphra Kerr qui soulignait les particularités du jeu vidéo comme industrie culturelle il y a déjà près de vingt ans (2006, p. 45). Même si l’industrie change, elle note trois caractéristiques des industries culturelles qui s’appliquent tout à fait aux jeux vidéo: 1) un produit est un haut risque pour un investisseur; 2) un coût de production élevé mais de reproduction bas; 3) un produit « semi-public ». Pour l’instant, prenons le temps de décrire chacune de ces caractéristiques.
Haut risque pour un investisseur
Un objet culturel spécifique comme un jeu vidéo ne répond pas à un besoin spécifique ou (même relativement) nécessaire. Si je vends des carottes, je peux supposer que le marché aura toujours un certain appétit pour les carottes et qu’elles répondront à ce besoin. Mais un jeu repose sur un choix irrationnel qui dépend des goûts, de la mode, d’un style, d’une préférence très personnelle. Si les jeux ou la culture en général peuvent être considérés comme essentiels ou nécessaires, chaque œuvre spécifique ne l’est pas. Il ne s’agit pas d’un investissement stable ou facilement anticipable.
Coût de production élevé mais de reproduction très bas ou nul
Un objet qui fait partie d’une industrie culturelle a un coût de production élevé mais un coût de reproduction très bas. Quand j’enseigne cette partie, la plupart du groupe ne comprend pas tout à fait. Le coût de production d’une œuvre est le coût de sa copie zéro: faire une seule copie du jeu coûte très cher, mais une fois qu’elle est faite, on peut la reproduire à l’infini facilement (en la téléchargeant sur Steam par exemple). Qu’on imprime 10, 100, 1000 ou 1 million de copies d’un livre, le rédiger prendra le même temps (très long). C’est donc la production de l’œuvre qui coûte cher, contrairement aux carottes, où en cultiver un million coûte certainement plus cher qu’en cultiver 10.

Nature semi-publique de l’objet ou du service
Par ailleurs, un objet culturel est un produit qui peut être réutilisé par d’autres qui ne l’ont pas payé: il est « semi-public » au sens où, une fois paru, il peut très facilement être partagé. Contrairement aux carottes, qui ne sont mangées qu’une seule fois, un livre peut être lu puis prêté à ses amis. Il y a évidemment des mécanismes pour limiter la circulation des objets culturels, mais leur mode de consommation reste indépendant de ces mécanismes. Si je vends des tournevis, mes consommateurs peuvent en acheter un seul et se le prêter, mais il ne peut exister qu’en un seul endroit pour visser. Autrement dit, en avoir plusieurs reste quelque chose qui a de la valeur. Dans le cas des produits culturels, on peut aisément se distribuer la même copie d’un livre, d’un film ou d’un jeu et en retirer la plupart de sa valeur.
On peut même dire qu’il en vient à faire partie de la culture populaire à un moment donné: une fois la sortie d’une série télé, il est difficile de garder l’expérience totalement cachée pour conserver la surprise. Une partie de l’expérience est déjà « publique » en quelque part.
On verra dans de prochains billets la manière dont le jeu vidéo est influencé par chacune de ces caractéristiques.
Références
Adorno, Theodor W. 1964. « L’industrie culturelle ». Communications, no. 3, p. 12‑18.
Egenfeldt-Nielsen, Simon, Jonas Heide Smith, et Susana Pajares Tosca. 2013. « The Game Industry ». Dans Understanding video games: the essential introduction, 2e édition, p. 23-33. New York: Routledge.
Kerr, Aphra. 2006. The Business and Culture of Digital Games: Gamework and Gameplay. London: Sage Publications Ltd.
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